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Silence

Femme ange et mère et bébé.jpg

 

 

 

  Ce matin-là, Stefan Vermillet se réveilla une demi-heure plus tard que d’habitude. Les yeux encore tout ensommeillés, il s’étira nonchalamment, puis tourna la tête machinalement vers son radioréveil, surpris de ne pas en avoir entendu la sonnerie. L’écran affichait 07 : 00, ce qui acheva de le réveiller entièrement. « Quoi !? Sept heures !? Mais c’est pas possible ! Je ne vais jamais être à l’heure au boulot ! » Il prit tout de même le temps de vérifier son réveil, ainsi que son Smartphone, car il programmait toujours les deux en même temps, pour être bien sûr de ne jamais arriver en retard à son travail. Stefan était plutôt d’un tempérament anxieux, dans son activité professionnelle comme en tout autre domaine de sa vie, d’ailleurs. Par conséquent, Il veillait toujours à ce que tout soit parfait, millimétré, sans défaut, sans contretemps, organisé dans les moindres détails. Il ne laissait jamais rien au hasard. Tout ceci, justement, pour lui éviter toute cause supplémentaire de stress. Car à propos de stress, dans son travail, Stefan était toujours plus généreusement servi que la moyenne des gens, et beaucoup plus, en tout cas, que l’ensemble de ses collègues comptables.

 

  Dès son arrivée dans la boîte, son employeur avait dû flairer son angoisse pathologique. Ce dernier avait sûrement senti immédiatement qu’il allait, de fait, pouvoir l’exploiter sans vergogne, comme il est fait pour tout bon petit employé modèle qui se respecte, et de qui l’on peut exiger tout et n’importe quoi sans que ce dernier ne se plaigne jamais. Et en effet, c’était exactement le cas de Stefan, sans même que ce dernier ne s’en rende compte. Cela fonctionnait si bien qu’il était même à la limite du burn-out. Stefan était depuis toujours un homme courageux et travailleur, deux grandes qualités, certes, des vertus cardinales, même, mais sans doute était-il un peu trop vertueux, car il travaillait si vite et si bien qu’on ne cessait de lui rajouter des tâches, de sorte qu’il était à présent complètement débordé.

 

  Entre plusieurs ânes, si le plus lourdement chargé d’entre eux ne rechigne jamais à avancer, alors que l’ânier doit toujours tirer vigoureusement sur les rênes des autres pour les faire bouger d’un centimètre à peine, sur lequel ce dernier va-t-il finalement poser une charge supplémentaire ? Mais si lourdement chargé qu’il était, au point que ses problèmes de dos en attestaient le poids, Stefan n’osait se plaindre de quoi que ce soit à qui ce soit. Pire, il redoublait d’efforts pour arriver à terminer toutes ses tâches dans les temps, même lorsqu’on lui fixait des objectifs inaccessibles, ce qui était le cas la plupart du temps, bien évidemment. Il mettait toute son énergie à la tâche, tout son savoir-faire, son intelligence, sa créativité, sa sueur… et aussi ses problèmes psychosomatiques. Stefan se vidait chaque jour un peu plus de ses forces physiques et mentales sans se poser de questions, de crainte que l’on ne puisse lui reprocher son incompétence. Alors en cet instant, penser qu’il pourrait arriver ne serait-ce que trois ou quatre minutes en retard à son travail, lui qui s’y présentait toujours avant l’heure et repartait après, était tout simplement inconcevable. En effleurer simplement la possibilité le mettait dans un état proche de la panique.

Tout en se débarbouillant en vitesse avant de sauter dans son pantalon et passer une chemise, il espérait contre toute espérance, de manière complètement insensée, s’être trompé dans l’horaire. « D’ailleurs, c’est étrange, je n’ai pas entendu sonner la cloche de l’église », se dit-il. Effectivement, cette cloche-là, on ne pouvait pas la louper, étant donné que l’église en question se trouvait à deux cents mètres à peine.

Intrigué, il stoppa toute activité pendant quelques secondes en tendant l’oreille. « Ce qui est encore plus bizarre, c’est que je n’entends rien du tout », se dit-il. En effet, son petit studio était plongé dans un silence total, ce qui lui parut très étrange, car ce minuscule appartement plus vraiment aux normes était très mal insonorisé, et d’habitude il percevait nettement les bruits de l’appartement du dessus et ceux d’à côté. Au point même d’entendre les ébats amoureux des uns et des autres, ce qui avait d’ailleurs de quoi l’agacer, lui qui était célibataire et si intimidé par les femmes qu’il n’en invitait jamais aucune chez lui. Mais là, rien, silence complet, « C’est pas normal… » se dit-il. D’un autre côté… ils sont peut-être tous déjà partis, ils ont entendu leur réveil, eux, au moins ! se fustigea-t-il sans la moindre compassion envers lui-même. Mais non, Julie commence plus tard, elle », se souvint-il en parlant de sa voisine de gauche. Stefan tendit l’oreille. Pas un bruit. Rien.  Il aurait même pu entendre sauter une puce sur un tapis de mousse, tant le silence était total. Si le soleil éclatant de ce mois de juin n’était pas en train d’éclairer pleinement son séjour, il aurait pu croire qu’on était encore au beau milieu de la nuit, car en écoutant plus attentivement, il se rendit compte qu’il n’entendait pas non plus les bruits extérieurs. Il faut dire que la résidence où il habitait se trouvait juste à côté d’une rue très passante, et même à cette heure matinale on entendait toujours les voitures et motos des gens qui partaient travailler. Là, rien, pas un seul bruit de moteur. Comme un dimanche ou un jour férié. « Non… ne me dis pas que tu as programmé ton réveil un jour férié ! », se rabroua-t-il de nouveau. Il réfléchit. « Bah non, c’est pas ça, on est le 5 mai », constata-t-il de visu au cadrant de sa montre. Tout cela était des plus intrigant. Avant d’avoir terminé sa toilette, il fila jusqu’à la fenêtre, en écarta le rideau, et là, resta figé d’étonnement. Les voitures étaient déjà très nombreuses à circuler, comme tous les jours à la même heure, à une différence près, toutefois : dans un silence intégral ! Par réflexe, Stefan porta ses auriculaires à ses oreilles pour les déboucher. Rien n’y fit. Toujours pas le moindre bruit. Il ouvrit la fenêtre en grand, cela ne changea rien. Les voitures continuaient de rouler dans un silence assourdissant. Aucun bruit de moteur. Nul coup de klaxon virulent de la part de chauffeurs impatients. Seule l’odeur des gaz d’échappement remontant jusqu’à sa fenêtre lui confirmait que la circulation automobile était la même que d’habitude. Une Scène parfaitement surréaliste. On n’entendait même pas les cris des nuées d’oiseaux qui voletaient d’arbre en arbre, et qui d’habitude faisaient énormément de bruit, au grand plaisir de Stefan, d’ailleurs, car il adorait les oiseaux. Sur le trottoir d’en face, il aperçut la dame du troisième qui promenait son teckel, comme tous les jours à la même heure. Visiblement, elle avait des démêlés avec un autre passant, dont le chien, de toute évidence, aboyait à toute force sur le sien en tirant énergiquement sur sa laisse pour lui sauter dessus, mais tout cela sans le moindre son ! C’était comme visionner un film muet. À la différence que là on était dans la réalité… Il commença à paniquer. Puis sa raison lui susurra que non, ce n’était pas possible, tout cela n’avait aucun sens. Se trouvait-il encore dans son lit, en train de rêver ? « Oui, ça doit être ça, je suis peut-être somnambule… N’importe quoi ! Jamais aucun somnambule ne se rend compte de ce qu’il est en train de faire en pleine crise de somnambulisme !» 

  Pour en avoir le cœur net, il alluma le téléviseur, et là, même constat, et ceci sur toutes les chaînes : aucun son. Il voyait très bien les présentateurs, journalistes, chanteurs et autres intervenants articuler les mots, mais aucun son ne sortait de leurs bouches. Il ouvrit You tube sur son téléphone à la page de la dernière vidéo qu’il avait visionnée la veille : une chanson de Jacques Brel. Même constatation : le célèbre chanteur était en train d’articuler en silence l’un de ses morceaux favoris : « Le plat pays ». L’angoisse commença alors à monter, monter... jusqu’à lui provoquer une suée. Il tendit de nouveau l’oreille, bien décidé à percevoir ne serait-ce qu’un tout petit bruit, de chuintement, de glissement, d’effleurement… Il était à l’affût du moindre signe, du moindre souffle, mais rien, absolument rien. Il n’entendait même pas les battements de son propre cœur ! « C’est dément, cette histoire, me voilà devenu sourd !!! »

 

 

  Commença alors pour lui une suite d’interrogations angoissées. Il tenta de se rappeler ce qui avait bien pu se passer au cours de la nuit, mais ne se souvint de rien de particulier. Le fait était qu’il s’était endormi en possession de tous ses sens et bel et bien réveillé complètement sourd. C’était là l’incroyable et effrayante réalité.

 

  Stefan se dit qu’il ne pouvait pas se rendre à son travail dans cet état, comment ferait-il pour entendre les consignes ? Le fait de ne plus entendre les bruits de la ville et les bavardages des gens ne l’ennuyait pas vraiment, il trouvait même cela plutôt pas mal, finalement. Pour ce que les gens avaient d’intéressant à dire, de toute façon… La plupart du temps, ils n’ouvraient la bouche que pour critiquer, se moquer, se plaindre, s’invectiver, alors … Mais tout de même, il lui fallait bien élucider cette histoire de surdité qui lui tombait dessus comme ça sans crier gare ! C’était possible, ça, de devenir sourd du jour au lendemain sans aucune raison ? « Je vais prévenir le patron que je ne peux pas venir bosser aujourd’hui, puis j’irai voir le Docteur Demay, se dit-il. Oui, mais… petit problème, comment vas-tu faire, puisque tu es sourd ? Et alors, tu es sourd, pas muet ! se répondit-il en se moquant de lui-même. Sauf que… » Il fut pris d’un doute, tout à coup : et s’il était également muet ? Ne dit-on pas que les personnes mal-intendantes sont obligatoirement muettes, puisqu’elles ne peuvent percevoir leur propre voix ? Mais non… la vraie raison, c’est que quand elles sont sourdes de naissance, elles n’ont jamais pu entendre le son d’une seule voix extérieure, elles ne disposent donc d’aucune référence ». Stefan voulut en avoir le cœur net, avant de se saisir de son cellulaire sur la table du salon pour prévenir son employeur de son absence : « Voyons si je m’entends parler : Un, deux, trois, Stefan est sourd ». Au « un » déjà, il comprit que les choses promettaient d’être compliquées, car par un procédé des plus énigmatiques, il parvenait à articuler les mots comme d’habitude, sans qu’aucun son ne sorte de sa bouche. Du moins lui-même ne s’entendait-il pas. Il essaya une nouvelle fois. Deux fois. Trois fois. Même affolant résultat : Stefan ne s’entendait pas parler. « Bon… pas de panique, se dit-il. Réfléchissons… toi, tu ne t’entends pas, tu as l’impression qu’aucun son ne sort de ta bouche, mais peut-être que les autres t’entendent, eux. » Sans plus tergiverser, il se saisit de son Smartphone pour appeler son employeur. Il composa le numéro. Naturellement, il n’entendit aucune sonnerie à l’autre bout. Comment savoir alors si le correspondant avait décroché ? Il laissa passer deux ou trois secondes et articula d’une seule traite, ou plutôt souffla en silence ce qu’il avait à dire : « Bonjour Monsieur Victor, je suis désolé, mais je ne vais pas pouvoir venir aujourd’hui, car je suis souffrant. Je vais voir mon médecin et je vous rappelle ensuite pour vous dire ce qu’il en est. À plus tard. » Le cœur de Stefan battait à cent à l’heure. Quelle désagréable sensation de ne pas s’entendre parler, et surtout de ne pas savoir si l’autre vous a bien entendu, quand le message est important !  Il attendit encore quelques secondes, espérant contre toute espérance entendre la voix de son boss lui répondre : « D’accord Stefan, pas de souci, tenez-moi au courant ». Mais bien sûr, cela ne se passa pas du tout ainsi. Un silence désespérant s’empara de son téléphone, comme c’était déjà le cas pour tout le reste de son appartement.

 

  Maintenant, il lui fallait appeler le Docteur Demay pour prendre rendez-vous, en espérant que ce dernier pourrait le recevoir dans la journée. Ah mais non, impossible, comment allait-il pouvoir entendre la voix de la secrétaire ? Il se dit que pour une fois il pouvait bien déroger à ses habitudes en passant par Doctolib, ce qu’il fit sans délai. « Pas de rendez-vous avant deux jours ! Non, mais je rêve ! Je sais qu’on est en pleine pénurie de médecins, mais tout de même ! Mieux vaut ne pas se trouver à l’article de la mort, de nos jours ! Non, c’est pas possible, ça, je ne vais pas rester là à attendre deux jours pour savoir ce qu’il m’arrive, je vais me rendre au cabinet, on verra bien. C’est urgent, après tout. »   

 

  Au lever du lit, Stefan s’était dit que vu l’heure il se passerait de petit déjeuner pour aujourd’hui, mais maintenant, il avait bien le temps, après tout. De toute façon, le cabinet médical n’ouvrait pas avant 9h, alors… Son bol et ses couverts étaient déjà prêts sur la table. Comme tous les jours, il les y avait disposés la veille au soir. Il mit la cafetière en route, se versa un jus  d’orange et se prépara trois tartines de pain complet qu’il tartina de beurre et de confiture. En attendant que le café soit prêt, il consulta ses e-mails et messages sur son téléphone. Comme d’habitude, uniquement des courriels et SMS professionnels. Rien qu’il ne pourrait régler aujourd’hui, de toute façon, puisqu’il ne se rendrait pas à son bureau. Il reposa son téléphone sur la table, s’installa bien au fond de son canapé, ferma les yeux, et attendit. Dans ce silence étrange et mystérieux, il attendit que le fumet du café provenant de la cafetière muette envahisse toute la pièce. Ce serait le signal qu’il était temps pour lui de se mettre à table.

 

  Depuis combien de temps n’était-il pas resté ainsi, immobile, tranquille au fond de son fauteuil, à attendre tout simplement que le temps passe ? Était-ce agréable ? Déplaisant ? Il n’aurait pu le dire. Il n’éprouvait qu’une sorte de vide. Toutefois, il ne s’agissait pas d’un vide néfaste, angoissant, non. C’était plutôt une espèce de vacuité des sens, un temps hors du temps, comme si tout ce qu’il était en train de vivre en ce moment n’était pas réel, comme s’il s’agissait d’une scène entre parenthèses dans sa vie monotone.

 

  Après quelques minutes, il se releva, passa à table et déjeuna tranquillement, en appréciant pleinement tout ce qu’il faisait entrer dans sa bouche, puis qui descendait dans sa gorge, et qui continuerait ainsi son chemin à travers son tube digestif, puis ses viscères. Sans même se poser de question sur l’étrangeté de ses pensées, il visualisa réellement le chemin parcouru par les aliments qu’il avalait et prit pleinement conscience de leur utilité dans le bon fonctionnement de son corps comme de son esprit. Il perçut aussi l’importance du café qu’il était en train de boire à petites gorgées. Celui-ci n’était-il pas composé principalement d’eau ? Cette même eau en train d’irriguer tout son être, ses artères, ses cellules… Pour la première fois depuis des jours et des jours, des semaines, des mois, peut-être même des années, il déjeunait en conscience, sans penser à autre chose qu’au moment présent ni se projeter au bureau devant ses piles de dossiers à examiner.

 

  Une fois qu'il fut sorti de cette sorte de léthargie bienfaisante, sa nature reprit le dessus. Il se leva aussitôt après avoir avalé la dernière bouchée et entreprit de débarrasser la table le plus vite possible. Il lava à la main son bol et ses couverts, puis rangea le tout à sa place habituelle, une place bien déterminée par lui depuis longtemps et une fois pour toutes : le bol à droite des assiettes, la cuiller à café bien au-dessus des autres dans le tiroir, de sorte que l’on ne voie qu’une pile de cuillers bien alignées, le couteau en dessous, la lame tournée vers la gauche. Le pot de confiture de fraises à droite dans le frigo, le beurre en face. Puis, il entreprit de nettoyer la table, trois fois, comme d’habitude, jamais une de moins, afin d’être bien sûr de ne laisser trainer aucune miette de pain ou tache de café sur la nappe. La seule différence, c’était que ce matin-là, il avait tout son temps, en attendant l’heure de se rendre au cabinet médical, lequel se trouvait à dix minutes à pied de chez lui.

 

  Quand l’heure fut venue, il vérifia une dernière fois que la télévision était toujours muette, de même que l’horloge murale, les touches de son téléphone, ainsi que l’agitation de la rue, puis il prit la direction du cabinet médical, muni du mot qu’il avait écrit dans sa poche à l’intention de la secrétaire, au cas où elle ne pourrait l’entendre – il valait mieux tout prévoir – : « Je ne peux pas parler, je suis devenu muet d’un seul coup. J’aimerais être reçu d’urgence par le Docteur Demay. Merci. »

  La secrétaire parut d’abord surprise quand elle le vit articuler ses mots insonores tout en lui tendant son papier, il put lire son étonnement dans ses yeux ronds comme des soucoupes. Toutefois, la jeune femme resta très professionnelle en faisant semblant de n’avoir rien remarqué d’anormal, avant de commencer à griffonner à son tour quelques mots sur une feuille de papier, qu’elle lui tendit aussitôt : « Attendez-moi un petit instant, s’il vous plaît, je vais voir si le docteur peut vous recevoir ». Puis, après avoir lu l’assentiment dans les yeux de Stefan et dans son hochement de tête affirmatif, elle se leva de sa chaise et sortit de son bureau. Stefan se dit qu’elle le croyait peut-être également muet, ce qui paraissait logique, après tout, lui-même n'avait-il pas raisonné ainsi quelques instants avant ?

 

  La secrétaire fut de retour quelques minutes plus tard pour lui annoncer par écrit que malheureusement le docteur était surbooké et que, comme il ne s’agissait pas d’une urgence à proprement parler, mais vraisemblablement d’un effet de sa pathologie existante, il ne pouvait pas le recevoir dans l’immédiat. Il était prêt toutefois à s’arranger pour le prendre le lendemain entre son rendez-vous de 10h30 et celui de 10h45. Stefan ne put retenir la bouffée de fureur qui lui monta au visage, lequel devint immédiatement rouge écarlate. « Comment ose-t-il juger mon état de santé comme une demi-urgence ? se dit-il, scandalisé. Ce n’est pas parce qu’il me soigne pour mon angoisse, à coups de somnifères et de tranquillisants, qu’il peut émettre des suppositions de ce genre sans même m’ausculter ! » Stefan était d’autant plus furieux qu’il ne pouvait exprimer sa colère autrement que par écrit. Allez donc vous montrer furax en écriture ! En réponse à la secrétaire, il se contenta donc d’un hochement de tête défaitiste.

 

  Retour au point de départ. Stefan n’en savait pas plus à sa sortie du cabinet qu’à son entrée. Et pour cause… Mais au moins, il avait à la main un arrêt de travail de quinze jours qui le mettait à l’abri de tout problème avec son patron, c’était déjà ça. Le Docteur Demay lui avait déjà proposé de le mettre en arrêt-maladie la dernière fois qu’il l’avait consulté, ce qu’il avait refusé avec véhémence. « Impossible, j’ai des tas de dossiers à terminer, avait-il répondu ». Cette fois, il se voyait contraint d’accepter, sans même avoir été ausculté. Malgré cela, cette situation l’angoissait au plus haut point. Qu’allait-on dire de lui au bureau ? Il entendait déjà les mauvaises langues, il les avait entendues de si nombreuses fois à l’encontre de ses collègues en arrêt-maladie qui se voyaient traités de tire au flan, particulièrement si ceux-ci souffraient de dépression ! « Oh et puis après tout, ils peuvent bien dire ce qu’ils veulent, se dit-il, je m’en moque ! »

 

  Il s’apprêtait à tourner au coin de sa rue, lorsqu’un homme de très haute stature surgit tout à coup à un mètre de lui environ. Il était vêtu d’un costume étrange, gris métallisé, qui l’enveloppait comme une sorte de peau, et il avait un visage tout aussi étrange, dépourvu de toute émotion. Son regard était fixe, froid, perçant. Sa bouche était fine. Mais ce ne fut pas au son de sa voix que l’être  lui communiqua ce message télépathique : « Descends en toi ». Aussitôt après, il s’évanouit dans l’atmosphère. Stefan était tétanisé, incapable du moindre mouvement. Il n’osait plus avancer ni reculer sur ce trottoir où se croisaient hommes et femmes en partance pour leur travail, et qui eux, semblaient n’avoir rien remarqué. « Est-ce que je suis en train de devenir fou ? Se demanda-t-il. Mais enfin, qu’est-ce qui se passe aujourd’hui ? »

 

 

  Il finit par reprendre sa marche d’un pas mal assuré, redoutant que l’être étrange ne réapparaisse. Il avait enfin repris une cadence normale, lorsqu’une nouvelle apparition le cloua sur place : une femme, cette fois, très grande, elle aussi, vêtue d’une robe longue aux couleurs irisées mêlées de vert, de bleu ciel et de turquoise, dans un tissu vaporeux qui dansait dans le vent. Elle avait un très beau visage au regard d’azur et un sourire angélique. Ses cheveux mi-châtain mi-blond flottaient autour de son visage, tout comme elle semblait flotter elle-même dans les airs, ses pieds effleurant le sol du bout des orteils. Stefan entendit très distinctement sa voix claire dans sa tête : « Entre et ouvre la porte ». En même temps qu’elle lui insufflait ces mots, une grande bulle de lumière apparut, dont la paroi se déforma pour ouvrir un passage à son intention. Stefan se trouvait à présent dans une sorte de transe. À son corps défendant, il ne put qu’obéir à cette invitation prononcée avec une extrême douceur, et à travers laquelle il ressentait une grande bienveillance. Il entra sans crainte dans la bulle irisée aux couleurs d’arc-en-ciel. Il distingua une porte de l’autre côté de la bulle. Elle était bleue avec des motifs incrustés de jolies arabesques scintillantes. Docile et confiant, il l’ouvrit d’un geste lent. De l’autre côté se trouvait un petit garçon recroquevillé sur lui-même. L’enfant se trouvait dans un placard tout noir aux murs tapissés de toiles d’araignées. On pouvait lire toutes sortes d’émotions extrêmes sur son visage mouillé de larmes : la peur, la souffrance, la tristesse, le désespoir… À l’instant où il croisa le regard du petit, Stefan put y déceler tout le poids du chagrin que ce dernier portait sur ses épaules, vraisemblablement depuis sa naissance. 

« Très bien, à présent referme la porte, mon enfant », entendit-il en son esprit sur le point de défaillir. Stefan s’exécuta, soulagé. « Et maintenant, ouvre-là de nouveau. » Il ressentit une forme d’appréhension, il ne savait s’il serait capable de supporter une nouvelle fois la vision de cet enfant visiblement au comble de la souffrance. Mais la voix se fit rassurante : « n’aie pas peur, ouvre ».  Stefan obéit, mais cette fois il fut heureux de l’avoir fait, car ce qu’il avait sous les yeux était loin d’être aussi traumatisant que la première fois. C’était l’image même de l’amour inconditionnel. Une mère tenait son petit enfant dans ses bras et le comblait d’attention et de sourires, que le petit lui renvoyait avec un regard confiant pétillant de joie. Cette maman au visage d’ange, que son sourire illuminait d’une lumière divine, était coiffée d’une couronne de fleurs. Ses bras étaient parcourus de fines lianes feuillues et de pétales de roses dont il pouvait humer le délicieux parfum. Le bas de son corps semblait flotter comme les eaux pures d’un lac, sur lequel flottait aussi l’enfant. Le petit et sa mère se lançaient des regards de tendresse et de bonheur absolu. Il régnait en ces lieux une atmosphère d’amour pur et de sérénité que Stefan n’avait jamais ressentie de toute sa vie.

 

  La voix de la femme se fit entendre de nouveau : « Bien, mon enfant, maintenant, referme la porte, puis sors de la bulle ». Stefan s’exécuta. À peine fut-il ressorti de cette étrange bulle irisée que celle-ci se volatilisa dans l’atmosphère. Mais la femme au visage d’ange était toujours là, et le fixant de ses grands yeux d’un bleu infini, elle lui communiqua ces mots : « Tu n’es pas seul, mon enfant. Tu es aimé et tu as du prix à mes yeux et à ceux de l’univers. À présent, prends le temps de te reposer. Prends du temps pour toi. Ton âme te le réclame. »

  Avant même qu’il n’ait le temps de crier ce vibrant merci qui montait spontanément du fond de sa gorge muette, l’étrange dame disparut dans les airs, lui laissant une sensation tout aussi étrange de manque douloureux et de paix à la fois.  

  

  Stefan poursuivit sa route dans un état second. Son cerveau en ébullition ne cessait de lui renvoyer l’écho des paroles qu’il venait d’entendre. Il ne voyait même plus les lieux autour de lui, un chien aurait pu lui barrer inopinément la route ou une voiture s’écraser contre un mur qu’il n’aurait rien remarqué. C’était comme s’il se trouvait dans un rêve et que plus rien d’extérieur à lui-même n’avait d’importance.

 

  Un peu avant d’arriver chez lui, il sortit ses clés de sa poche, comme il avait l’habitude de le faire pour gagner du temps. Il entreprit d’ouvrir un à un les quatre verrous qu’il avait installés un jour à sa porte, afin de mieux se protéger des dangers extérieurs. Pour la première fois depuis ce jour-là, il s’en impatienta, car il avait hâte d’être chez lui, dans son petit univers protecteur où il pourrait réfléchir plus posément à tout ce qui venait de lui arriver. Quand ce fut fait, il entra vite dans le vestibule, referma la porte derrière lui, et posa le trousseau de clés à sa place habituelle, dans la soucoupe sur le guéridon. Puis, sans même penser à refermer les verrous, il se précipita sur son canapé où il s’affala avec un grand soupir d’aise.

 

  Il rejeta la tête en arrière, ferma les yeux, et tenta de se remémorer dans les moindres détails les étranges rencontres qu’il venait de faire. Si la première lui avait d’abord procuré une curieuse sensation de malaise, il ne pouvait pas dire qu’elle lui avait réellement fait peur. « Descends en toi » avait prononcé cet être insolite. « Qu’a-t-il voulu dire ? » se demanda Stefan. Puis ses pensées le ramenèrent tout naturellement vers la deuxième rencontre, tout aussi incroyable et déstabilisante. Dans cette bulle magique hors du temps, il avait éprouvé toutes sortes d’émotions contradictoires allant de la tristesse à la joie pure, en accord avec les scènes qu’il visionnait. Tout cela restait encore très mystérieux pour lui, mais il comprit instinctivement que ce qu’il venait de vivre en cette espèce de faille spatio-temporelle était d’une extrême importance pour lui-même.

 

  Il choisit un morceau de musique douce qu’il avait enregistré sur son Smartphone, mit ses écouteurs sur ses oreilles et se laissa aller sur le dossier du fauteuil, car il se sentait épuisé et éprouvait un grand besoin de se relaxer. Après seulement quelques notes, il s’endormit. Sans doute la fatigue de l’émotion… Il se réveilla une demi-heure plus tard, avec la clé de l’énigme, qui venait de lui être révélée en rêve : le petit garçon qu’il avait vu dans la bulle irisée, et qu’il n’avait pas reconnu, c’était lui-même. Il avait revécu une scène de son enfance martyre, où il passait le plus clair de son temps dans un placard obscur du même genre. Puis grâce à la deuxième scène, il comprenait le message qui venait de lui être transmis : toutes ses angoisses actuelles avaient pour origine ce sombre placard cauchemardesque, mais la bonne nouvelle, c’était qu’il n’était pas seul, contrairement à ce qu’il avait toujours crû, qu’il ne le serait jamais, et que s’il le décidait, il pouvait changer sa vie, avec l’aide d’un thérapeute. C’était cela qu’avait voulu dire l’être en gris avec son « descends en toi ». Stefan comprit qu’il devait d’abord faire l’effort de regarder en face ce qu’il avait vécu enfant, et comprendre les implications engendrées dans tous les domaines de son existence. Alors seulement il pourrait envisager et reconstruire sa vie tout à fait autrement. Plus jamais dans la peur et la soumission, mais avec confiance et cette certitude bienheureuse qu’il n’était pas seul.

 

  Il décida fermement que quoi qu’il se passe à partir de maintenant, il ne retournerait pas au bureau. Il allait s’offrir quelques jours de vacances, envoyer sa démission à son patron, et faire ce qu’il avait toujours rêvé de faire : s’installer à la campagne pour y vivre des produits de la terre.

 

  Machinalement, il appuya sur la télécommande de la télévision pour prendre connaissance des nouvelles du jour, et resta figé pendant plusieurs secondes dans la même position, le corps tendu en avant, les yeux rivés sur l’écran, et ceci longtemps après avoir fini de lire le message hallucinant qui apparaissait sur toutes les chaînes sans exception : nous interrompons nos programmes pour vous avertir d’un fait étrange indépendant de notre volonté et qui bouleverse en ce moment même le monde entier. Si vous n’entendez plus aucun son autour de vous, ne pensez pas que vous êtes devenus sourds, car toute forme de bruit a intégralement disparu de la planète. Le monde entier est plongé dans un silence total. Nous ne savons pas d’où provient le phénomène, nous vous tiendrons au courant au fur et à mesure de nos découvertes.

 


 

 

  Au cours de notre vie, il peut nous arriver de vivre des expériences extraordinaires auxquelles personne ne peut apporter d’explication rationnelle, ce que nous ressentons parfois comme des frustrations.

  Et si, finalement, le plus important de ces expériences était niché dans le message qui s’y cache pour nous à titre personnel ?

 

MPV

 



05/06/2022
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