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Enchantements et sortilèges

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  — Alors ? Qu’est-ce qu’on fait à Noël, finalement ?

Clara relève la tête vers Léo en souriant. Ça l’a toujours amusée de voir comment son amoureux arrive à tenir une conversation tout en continuant à pianoter frénétiquement sur sa console de jeu. Bon, en l’occurrence, à cet instant précis, elle sait très bien pourquoi il lui pose subitement cette question, alors qu’ils sont tous les deux plongés dans leurs activités favorites, elle dans un roman policier, lui dans un jeu en ligne : elle lui a reproché hier d’être vissé à sa console au point d'oublier complètement sa présence, alors aujourd’hui, il a décidé de faire un effort en engageant la conversation.

Réponse de Clara, pas vraiment celle qu’il attendait :

— Tu n’as pas remarqué que je suis en train de lire, là ?

— Et alors ? Tu ne peux pas faire deux choses en même temps ? lui répond-il sans se départir de son sourire.

— Eh ben non, non, je ne peux pas ! Je suis pas comme toi, moi, Forest Gump !

Léo sourit, pas même un peu froissé par le ton à la limite de l’agressivité de sa compagne. Il continue à rire avec son ami et coéquipier en ligne, tout en évitant les coups de fusil de leurs adversaires. Clara secoue la tête de droite à gauche en poussant un soupir d’énervement.

— Alors ? On va où ? insiste Léo.

— OK, Léo, si tu veux vraiment le savoir, il va d’abord falloir que tu poses cette manette et que tu m’écoutes.

— Mais je t’écoute, là… répond-il tout en appuyant ses pouces de plus en plus rapidement sur les touches.

— Je veux que tu me regardes droit dans les yeux, aussi.

Clara l’entend s’adresser à son « pote » prénommé Samuel, l’un de ceux qu’elle apprécie le plus parmi tous ses amis.

— Attends, attends, mec, j’ai une urgence, là, je suis obligé de quitter le jeu.

— …

— Si, j’te jure, c’est urgent.

Deux secondes plus tard, Léo pose console et écouteurs sur la table de salon, avant de se tourner vers Clara, puis de lui répondre comme si de rien n’était, un grand sourire aux lèvres :

— Voilà, je suis à toi, bébé. Je t’écoute, je suis tout ouïe.

Clara ne peut s’empêcher de sourire à son tour, même si elle trouve très agaçante cette manie compulsive des jeux vidéo en ligne. Certes, c’est une habitude bien commune parmi les jeunes de leur tranche d’âge, n’empêche qu’à ses yeux à elle, c’est vraiment, vraiment très énervant. Mais elle est amoureuse de lui, alors…et puis… elle doit quand même lui reconnaître trois importantes qualités, à Léo : il sait faire la part des choses, reconnaître ses torts, et lui prêter attention quand elle le lui demande. C’est aussi parce qu’il sait qu’autrement elle va lui faire la tête pendant des heures, elle en est parfaitement consciente, mais elle préfère croire qu’il le fait dans de bonnes intentions.

— Tu m’en vois ravie ! lui répond-elle, caustique. Donc, pour répéter ce que je t’ai déjà dit et que tu as sûrement oublié, c’est au tour de Justine d’organiser le réveillon, cette année.

— Mais non, je n’ai pas oublié ! J’écoute tout ce que tu dis, tu sais, même si je n’en ai pas toujours l’air. On va donc chez Justine.

— D’abord, je n’ai jamais dit qu’on allait chez Justine, j’ai dit qu’elle organisait la soirée, ce n’est pas la même chose. Et puis, si tu le sais, pourquoi tu me poses la question ?

— Bah comme ça, pour parler.

— Je vois…

— …

— Donc, si j’ai bien compris, ta sœur organise le réveillon, mais pas chez elle ? fait Léo, avec un sourire narquois qui en dit long.

— Bah, évidemment ! Tu as vu la taille de son appart ? Comment veux-tu qu’elle nous reçoive à treize là-dedans ?

— Donc, elle invite tout le monde chez l’un de tes frères et sœurs, c’est bien ça ? Non…ne me dis pas qu’on va le faire ici…

— N’importe quoi ! Tu crois que nous on peut recevoir treize personnes ? À moins de les empiler, je ne vois pas comment on pourrait faire.

— Ouf ! Tu me rassures !

— T’inquiète, l’année prochaine, ce sera notre tour.

— Oui, bah pour l’instant on n’est pas à l’année prochaine. Au fait, en quoi on va devoir se déguiser, cette année ?

Clara sourit.

— Pour l’instant, pas de consigne à ce sujet.

— Ah non ? On ne devra pas se transformer en sapin de Noël, en renne, en fée ou en lutin ? Ta sœur serait-elle devenue conventionnelle ? Ça m’étonnerait, ça, tu sais qu’avec elle, il faut toujours que ce soit original.

— Comme je te l’ai dit, pour l’instant, aucune consigne.

— On va chez qui, alors ?  Tu ne m’as pas dit…

— Chez personne de ma famille. Un ami à elle lui a prêté une maison à la campagne.

— Ah bon ?

— Oui.

— Elle a des amis qui lui prêtent leur maison comme ça ?

— Pas des amis, un ami.

— Tu veux dire son petit ami ?

— Mais j’en sais rien, enfin, c’est quoi ces questions ?

— Bah je sais pas…c’est bizarre…

— Y a rien de bizarre là-dedans, elle a un ami très généreux, qui lui prête sa maison le soir de Noël, c’est tout.

— OK, OK… c’est juste qu’avec ta sœur et ses idées zarbi il faut s’attendre à tout.

— Ses idées zarbi ?

— Bah oui, avoue que c’est vrai, quand même, et puis tu reconnaîtras que Justine c’est Gaston Lagaffe au féminin. Tu te souviens de la maison de vacances pas chère qu’elle nous avait dégotée il y a trois ans, moisie et mangée par la mérule ? T’as pas oublié l’effondrement de la charpente pendant qu’on était tous à la plage, quand même ? On aurait pu tous y passer.

— Non, j’ai pas oublié, mais qu’est-ce qui te prend de reparler de tout ça maintenant ?

— Bah réfléchis, bébé, répond Léo en faisant de petits moulinets de son index près de sa tempe. Justine, maison, Justine, maison… Je le sens pas trop, tu vois, ce réveillon dans cette bicoque à la campagne. C’est où, d’abord ?

— À une trentaine de kilomètres d’ici, je crois. Et puis c’est pas une bicoque, enfin…c’est une maison isolée à l’extérieur d’un petit village, Saint-Céneri quelque chose…

— Une maison isolée…ouai… bah tu verras, je te parie que c’est une bicoque.

— Oh, arrête un peu, Léo. T’es invité, tu n’auras qu’à mettre tes pieds sous la table, je ne vois vraiment pas ce qui te dérange.

— OK, bébé, pas de souci, j’ai la réponse à ma question, ça me suffit. Cette année, on va réveillonner sous un toit qui va peut-être nous tomber dessus, mais ça fera un Noël original, pas vrai ? Je peux retourner jouer avec mes potes, maintenant, c’est bon ?

 

  Clara ne peut s’empêcher de rire. Ce qu’elle aime particulièrement chez Léo, c’est son caractère accommodant. Bon, évidemment, ce n’est pas ce qui l’a d’abord attirée vers lui, mais ça fait un petit plus non négligeable. Léo et elle se sont rencontrés sur le campus D’Alençon. Ils sont tous les deux inscrits en Fac de droit. Elle l’a tout de suite trouvé craquant. D’ailleurs, il fait craquer toutes les filles, et elle n’est pas peu fière d’être celle qui a attiré son attention en premier. Sans même le vouloir vraiment, en plus. C’est lui qui est venu vers elle. Et elle, elle ne l’a pas tout de suite accepté dans sa vie, loin de là. Clara est du genre méfiant, surtout envers un tel spécimen de mâle que toutes ses copines lui envient. « Tu as vu ses tablettes de chocolat ? » lui a demandé son amie Marion la première fois qu’elle l’a vu. C’est pas possible, il passe ses journées à la salle de muscu ! ». Mais ce qui l’a fait craquer, Clara, ce ne sont pas ses tablettes de chocolat ni sa grande taille, elle qui aime les grands, ni ses bras musclés, pas plus que ses yeux vert émeraude à tomber par terre… c’est tout simplement sa petite fossette au menton. Allez savoir pourquoi… Puis, quand elle a appris à le connaître, elle a aimé son humour, sa bonne humeur et son caractère conciliant. Ce n’est pas qu’il n’ait aucune personnalité, pas du tout, ça, elle n’aimerait pas, Clara, et d’ailleurs la sienne, de personnalité, à Léo, est particulièrement affirmée. Mais ce qui fait sa force dans ses rapports avec elle, c’est qu’il a suffisamment de patience pour supporter son caractère soupe au lait, lequel peut agacer, parfois. Il dit qu’il l’aime avec ses défauts. Que ce sont justement ces défauts qui la rendent aussi attirante. Ce que Léo nomme son plus gros défaut, c’est cette propension qu’elle a à s’enflammer pour un rien, mais cela ne l’émeut pas d’un iota, parce que pour lui, ce n’est pas un problème. D’un mot tendre ou d’un trait d’humour, il parvient toujours à la calmer et à lui faire voir les choses sous un autre angle. Un jour, il lui a dit en riant, et il le redit souvent : c’est bien pour tes beaux yeux d’or, tes magnifiques cheveux blonds et ta silhouette de fée que je reste avec toi, bébé, parce qu’au niveau caractère… Ouh là !

Ça la fait rire à chaque fois.

 

  De son côté, Léo ne perd jamais son calme, quoi qu’il arrive. C’est dans sa nature, il est né comme ça, et c’est très bien ainsi, ça fait un juste équilibre avec Clara qui, la plupart du temps, part au quart de tour. Bien que, depuis qu’elle le connaît, elle se soit bien calmée, tout simplement parce qu’elle a confiance en lui et qu’elle n’a donc aucune raison de se mettre sur la défensive. Et puis, ça le fait rire, ses manies passagères, ses petites rébellions, qui avec lui font flop à chaque fois. Elle lui plaît telle qu’elle est, tout simplement, et en ce domaine comme en d’autres, il ne se pose pas de questions, il vit ce qu’il a à vivre, et puis voilà. Bon… il y a bien sa famille, à Clara… plutôt spéciale, il faut bien le reconnaître, surtout Justine ! Cette fille, ce n’est pas possible, elle doit être née sous un arbre à tuiles. Chaque fois qu’elle essaie de faire un pas, il y en a une qui lui tombe sur la tête, comme les feuilles en automne lors d’un coup de vent. Ce n’est pas sa faute, c’est sûr, mais quand même, mieux vaut ne pas croiser trop souvent sa route, à Justine. Léo ne se rappelle pas une seule réunion de famille où il ne se soit pas passé au moins un petit accident pour elle, avec des répercussions plus ou moins graves pour les autres. Ainsi, ce jour où elle est partie en jet-ski avec son neveu de huit ans et où elle a percuté un pédalo, à cause du fait, selon elle, que l’une de ses lentilles de contact était tombée à l’eau et qu’ainsi elle n’avait pu évaluer correctement la distance entre son jet et le bateau. Je ne sais pas, moi… s’était dit Léo, mais, quand on a une Gastonne Lagaffe dans sa famille, on ne lui confie pas son enfant, ne serait-ce qu’une minute. Si c’était moi… Autoriser mon fils, si j’en ai un un jour, à monter avec elle sur un jet-ski… même pas en rêve !

 

  Et puis il y a eu aussi ces vacances de Pâques à l’île d’Oléron. Les premières vacances de Léo avec la famille Le Jentan au grand complet. Un matin, Justine a voulu venir à la pêche avec ses deux frères et lui. Au début, ces derniers ne voulaient pas l’emmener, et Léo a d’ailleurs jugé leurs arguments quelque peu machistes : « on va se lever très tôt, Justine, et puis, c’est pas trop un truc de fille, tu vas t’ennuyer… » lui ont-ils dit en chœur. Léo avait remarqué bien avant déjà, sa personnalité un peu spéciale, à Justine, laquelle transparaissait d’ailleurs largement dans ses tenues vestimentaires. Style bohème pour le haut, classique pour le bas, les pieds nus, la plupart du temps, une couette d’un côté, les cheveux pendants de l’autre, le tout dans des coloris complètement désassortis qui lui donnaient le look d’un ara ébouriffé qui viendrait de se faire électrocuter sur un fil à haute tension. « Après tout, chacun n’est-il pas libre de s’habiller comme il veut ? » s’était-il dit alors en découvrant son apparence la première fois. Et puis…voir Clara guetter sa réaction à lui en découvrant sa sœur l’avait beaucoup amusé. Mais de là à ce que les frères de Justine interdisent à celle-ci de les accompagner à la pêche, quand même… Léo s’était donc fait l’avocat de la défense : « Elle peut peut-être venir avec nous, non ? On ne part pas si tôt que ça. Elle a l’air d’avoir vraiment très envie d’apprendre à pêcher… » « Bon, d’accord, avait plié Marius, en s’adressant à sa sœur, mais tu resteras bien tranquille, hein, tu feras très attention. Pas d’agitation une fois dans le bateau, pas de geste insensé… » Léo se rappelle avoir pensé : « il exagère, quand même, c’est plus une gamine, il lui parle comme si elle avait cinq ans. » Puis, le moment venu, quand Nicolas lui a soufflé, en aparté, au moment où Justine a sauté dans la barque en poussant des petits cris de joie : « tu ne sais pas dans quoi tu t’es embarqué, mon pote… », il n’a pas très bien compris. Mais quand à peine arrivés sur leur lieu de pêche, Justine s’est retrouvée à l’eau après avoir tenté désespérément de retenir du bout de sa canne à pêche un poisson qui faisait deux fois sa taille, là il a saisi.

 

  Justine, c’est pire qu’un attrape-mouche. Si les complications de la vie étaient des mouches, elles atterriraient toutes dans l’attrape-mouche prénommé Justine.

 

 

  Deux jours plus tard, une information qui, à première vue, n’a aucune raison d’inquiéter Léo – « car bien sûr que non, il n’y a vraiment aucune raison de s’inquiéter, n’est-ce pas ? » – vient lui confirmer qu’il a raison d’envisager le pire à propos de ce réveillon à la campagne. Il s’étonne d’ailleurs que la famille de Clara ait immédiatement accepté l’invitation sans discuter. « À mon avis, ils doivent tous être un peu masos », ironise-t-il en son for intérieur.

Ce qui lui fait soudain dresser l’oreille comme un setter à l’approche du gibier, c’est la voix de Clara au téléphone :

— Ah bon ? Elle peut pas se libérer, finalement ? Elle a tant de courses que ça à faire ?

— …

— Bah oui, mais moi ça m’arrange pas trop, Justine, on est en pleines révisions, en ce moment, et on a un exposé à préparer, avec Léo.

— …

— Bon, OK… on va se débrouiller. Tu veux qu’on vienne pour quelle heure ?

— …

— D’accord. Bon bah à demain, alors.

Clara pose son téléphone sur la table, la mine contrariée, avant de se tourner vers Léo :

— Émilie ne peut pas aider Justine à préparer, finalement.

— Ah, répond-il, laconique.

Il sait très bien ce que va lui annoncer Clara, ce qui l’énerve déjà, alors pas question de l’aider à le formuler. Qu’elle se dépatouille toute seule, qu’elle assume son incapacité à dire non à sa sœur, comme d’habitude !

Elle lui annonce enfin d’une petite voix timide, comme si c’était une catastrophe :

— Justine me demande, enfin, nous demande de l’aider à préparer le réveillon.

— T’es sérieuse, Clara ? On n’avait pas dit qu’on allait avancer sur notre exposé aujourd’hui et demain ? J’te rappelle qu’on doit le présenter vendredi prochain.

— Oui, je sais… désolée, mais… on ne peut pas la laisser comme ça, toute seule, avec le repas à préparer, la maison à décorer…

— Et pourquoi elle ne peut pas y aller, Émilie ? C’est quoi son excuse, cette fois ? Toujours prête à se défiler, celle-là…

— Oh… t’exagères… elle n’est pas comme ça… un peu de respect, s’il te plait Léo, c’est ma sœur, quand même.

— Je n’exagère pas, c’est vrai, et tu le sais très bien. Elle vous a toujours menés en bateau, votre sœur. Elle a toujours une bonne raison d’éviter toutes les corvées. Enfin bref, de toute façon, on ne va pas y couper, si j’ai bien compris, alors autant s’y faire.

Clara s’étonnera toujours de cette faculté que possède Léo d’accepter ce qui le dérange, voire l’énerve, par amour pour elle.

— Merci, Léo. Je t’aime, fait-elle, la mine soulagée, le regard empli de gratitude.

— De rien. Bon, ben, faut pas ramollir maintenant. Allez hop ! On se remet au travail, pas de temps à perdre.

 

Clara et Léo ponctuent leurs propos d’un baiser, avant de s’installer l’un à côté de l’autre à leur bureau pour se remettre à leur exposé.

 

 

  Le jour J est arrivé. La voiture de Léo suit celle de Justine sur une petite route de campagne boueuse, au bout de laquelle se trouve, paraît-il, la maison.

— « Putain »… je vais tout saloper ma carrosserie, ici ! Regarde-moi ça, ça gicle de partout ! On pourra s’estimer heureux si on ne s’enlise pas, s’énerve Léo.

— Rohhh… n’exagère pas quand même.

— Mais regarde ! Regarde !

Au moment même où Léo répond à Clara, une boule de boue de la taille d’une noix vient percuter le pare-brise avec un bruit sourd qui fait sursauter la jeune femme.

— J’exagère, hein ? fait Léo d’un air rageur en se tournant vers elle.

— Bon, c’est vrai que c’est un peu boueux…

— Un peu boueux, tu dis ? Crois-moi, les tranchées de la guerre 14, c’était sûrement pas pire.

— Toi et ta manie de l’exagération… répond Clara en se retenant de rire.

— Ma manie de l’exagération, c’est ça, mais bien sûr…C’est ravitaillé par les corbeaux ici, regarde-moi ça ! Y a pas un chien à des kilomètres à la ronde ! Tu m’étonnes qu’elle ne soit pas habitée, cette bicoque !

— Mais enfin, arrête avec ta bicoque, tu ne l’as même pas encore vue !

— Ben vu ce que je constate déjà, je ne m’attends pas vraiment à découvrir le château de mes rêves, tu vois. Je te préviens, si jamais ta sœur a oublié de ramener du sel ou autre chose, faudra pas compter sur moi pour aller en chercher à l’épicerie du coin ! Qui n’existe sûrement pas, d’ailleurs. On se demande bien quel inconscient viendrait ouvrir une boutique par ici !

 

  Cela fait cinq bonnes minutes déjà que Clara se retient de rire. Elle a les yeux fixés sur la voiture de Justine qui fait des soubresauts à chaque trou dans les ornières, tandis qu’eux-mêmes sont secoués dans tous les sens comme dans une auto tamponneuse. Tout à coup, la voiture de Justine est littéralement soulevée dans les airs. Visiblement, elle a roulé sur un gros obstacle qu’elle n’avait pas vu. Clara n’arrive plus à se contenir, elle éclate de rire. Et elle a un rire communicatif, Clara. Léo ne va pas y résister bien longtemps, d’autant que lui aussi a vu la voiture criblée de boue de Justine sauter comme une puce du dos d’un chien. Léo et Clara sont maintenant pris d’un immense fou rire qui leur arrache des larmes.

— Oh non…ta famille et toi, vous m’aurez tout fait ! réussit à dire Léo entre deux éclats de rire. Sincèrement, je me demande ce qui nous attend au bout de ce chemin. Cette petite entrée en matière n’est autre que le hors-d’œuvre, je suppose…

Clara rit de plus belle, d’autant qu’à présent, elle est d’accord avec lui : toute cette histoire s’annonce bien compliquée…

 

  Après environ un quart d’heure de cahotements sur une route qui ressemble maintenant plutôt à un chemin piétonnier, tant il a rétréci, ils traversent un bois sombre. Fatalement, vu qu’à cet endroit le soleil ne pénètre que très peu, le chemin est encore plus humide, il est même carrément inondé. Léo le sent au bruit que font ses pneus en roulant dans les ornières.

— Nan, mais je te le dis, dans cinq minutes on va s’enliser !

Le fou rire de Clara, qui s’était un peu atténué, repart de plus belle.

— C’est plus drôle, là, bébé… jusqu’où ça va aller ?

— On arrive. Regarde ! s’exclame-t-elle en pointant le doigt devant elle.

Léo plisse les yeux pour mieux distinguer la forme noire qui se profile au loin.

— Eh bah voilà ! On arrive au château de nos rêves !

— T’es bête, fait Clara, tout en séchant ses larmes de rire.

Au fur et à mesure de leur avancée, les contours de la maison se précisent. Ce n’est pas à proprement parler une bicoque, mais ça y ressemble tout de même beaucoup.

— Non… dis-moi que je rêve… j’aimerais bien me tromper de temps en temps.

— Eh non, mon Léo, tu ne rêves pas. Nous voici au paradis de Justine.

— Et ça la fait rire, en plus !

— Écoute, au point où on en est, mieux vaut en rire.

— Remarque, t’as raison, ça nous fera une belle petite anecdote à raconter à nos potes.

 

  Après quelques cahotements supplémentaires, les voilà arrivés devant le perron. Léo gare son auto juste à côté de celle de Justine. Leur descente de voiture leur confirme immédiatement, s’il en était besoin, que le terrain devant la maison est tout aussi boueux que le chemin qu’ils viennent d’emprunter, car leurs chaussures s’enfoncent dans le sol spongieux avec un flop retentissant.

— Et ça continue ! s’exclame Léo, de plus en plus énervé. Des boots toutes neuves ! Mais qu’est-ce qu’on fout là ? Qu’est-ce qu’on fout là, tu peux me le dire, Clara ?

En entendant ses cris, Justine vient vers eux et exprime aussitôt son désarroi d’une petite voix gênée :

— C’est glauque ici, hein ?

— Alors à ce stade, tu vois, ma petite Justine, répond Léo, d’un air moqueur, le terme « glauque » est largement sous-évalué. Très très largement sous-évalué.

— Je suis désolée…

— Quand même, Justine… ton copain ne t’a pas envoyé une photo de sa maison quand il a proposé de te la prêter ?

— Bah…non…sinon je n’aurais pas répondu oui.

— Oui, enfin ça, ça reste à voir, siffle Léo entre ses dents.

— Quoi, Léo ? Qu’est-ce que tu dis ? demande Justine.

— Non, non, rien.

— Bon, qu’est-ce qu’on fait maintenant ?

— Comment ça, qu’est-ce qu’on fait maintenant ? répète Clara.

— Ben… on part ou on reste ?

— Comment ça on part ou on reste ? T’as vu l’heure, Justine ? T’as l’impression qu’on a encore le temps d’organiser quelque chose d’autre en remplacement ? On va faire avec ce qu’on a, et puis c’est tout.

— OK…

— Bon, allez, restons pas là, y caille ! Allons voir si l’intérieur est à l’image de l’extérieur, fait Léo, à deux doigts de craquer.

 

  Justine ouvre la marche vers la porte d’entrée, au bout d’une allée envahie de mauvaises herbes, tout comme l’est d’ailleurs le jardin tout autour. Il y a même des ronces qui poussent sur le mur de la façade. Pendant que Justine fouille dans son sac besace à la recherche de la clé, Léo scanne les lieux d’un regard suspicieux. La masure délabrée paraît tellement sombre qu’on dirait une maison hantée. Justine est en train de triturer la clé dans tous les sens, avec une certaine impatience.

— La clé n’ouvre pas ? Yesss !!! C’est réglé, on va pouvoir rentrer chez nous ! s’exclame Léo, déjà tout content.

— Non, non, attends, j’essaie encore, répond Justine, sans se décourager.

Devant ses efforts désespérés, Clara s’en mêle :

— Tu veux que je le fasse ? Fais voir.

Elle essaie à son tour, sans succès.

Léo se propose également.

— Évidemment qu’on n’y arrive pas ! Elle est complètement rouillée, cette serrure ! Allez, Sé-sa-me, ou-vre-toi ! fait-il, goguenard.

Après plusieurs essais infructueux, la clé semble résister un peu moins. Il appuie de toutes ses forces dessus en s’aidant de son autre main. Finalement, elle finit par tourner dans la serrure.

— Et voilà ! Il suffisait de demander ! C’est facile, pourtant ! ironise-t-il, triomphant.

Puis il s’écarte pour laisser Justine ouvrir la porte.

— À toi l’honneur, Justine. Après tout, c’est toi qui nous as dégoté ce petit nid douillet.

La jeune femme hausse les épaules, vexée.

— J’y suis pour rien, moi, je ne pouvais pas savoir.

— Non, mais tu aurais quand même pu te renseigner, s’en mêle Clara.

— Bon, on va pas épiloguer sur le sujet pendant cent-sept ans ! Ce qui est fait est fait. Entrons, maintenant, parce que je suis prêt à parier qu’un tas de boulot nous attend à l’intérieur, pour rendre ce taudis à peu près habitable, fait Léo qui a décidé de prendre son parti de la situation.

 

  Justine actionne la poignée et pousse la porte, qui émet un grincement strident digne des thrillers les plus angoissants.

— Comme c’est accueillant… fait Léo, rigolard, il ne manque plus que les ricanements maléfiques d’une vilaine sorcière.

Clara émet un petit rire nerveux, mais Justine, quant à elle, a beaucoup de mal à se dérider. C’est quand même elle qui les a mis dans ce pétrin, et elle s’en veut énormément. Elle avance encore un peu dans le couloir sombre qui sent le moisi. Toute la maison, d’ailleurs, sent le moisi. Les meubles sont recouverts d’une épaisse couche de poussière. Des toiles d’araignée pendent ici et là, au plafond, dans les coins, sur les murs, les rideaux, entre les pieds de table…

— Oh non, c’est pas possible… moi j’reste pas ici ! fait Justine, de plus en plus embarrassée.

— Dis-moi, Justine, il t’en veut beaucoup, ce copain qui t’a prêté sa jolie maison ? lui demande Léo, qui maintenant retient une forte envie de rire.

Tout cela lui semble si énorme si invraisemblable, que c’en est risible. Le propriétaire n’a même pas jugé utile de fermer les volets, et pour cause… qui aurait l’idée de cambrioler un tel endroit ?

— Allez, dis-nous la vérité, ajoute Clara pour dédramatiser un peu la situation par une note d’humour, elle est cachée où la caméra ?

Mais Justine n’a pas la moindre envie de rire, elle qui d’habitude apparaît toujours comme un gentil feu follet toujours prêt à amuser la galerie. Elle est même très contrariée. Au point de fondre en larmes quelques secondes plus tard.

— Oh non, ma chérie, ne pleure pas… y a rien de grave, après tout.

— J’ai tout gâché… qu’est-ce… qu’on… va faire ? On peut pas… faire venir… la… famille ici ! réussit-elle à dire entre deux sanglots.

— Et pourquoi pas ? On y est bien, nous, intervient Léo, d’un ton ostensiblement léger. Quelques bons petits coups de balai et de plumeau, et il n’y paraîtra plus ! Allez hop ! Au boulot !

— Allez, calme-toi, Justine. Tiens, sèche tes larmes, fait Clara en tendant un kleenex à sa sœur. Tout va bien se passer, tu vas voir.

Justine sèche ses yeux avant de se moucher. Les paroles lénifiantes de Clara et de Léo semblent l’avoir un peu réconfortée.

— Il fait froid ici. On va commencer par allumer les radiateurs, d’accord ? Occupe-toi de ceux du bas, moi je me charge de ceux du haut, OK ? propose Clara à sa sœur.

— D’accord.

— Et moi je m’occupe d’aller chercher les victuailles dans ton coffre, Justine. Où sont tes clés de voiture ? demande Léo.

— Sur la table du salon.

— OK, j’y vais.

— Encore désolée, Clara… s’excuse Justine d’une petite voix de nouveau au bord des larmes.

— T’en fais pas, ça va aller, répond cette dernière avec un sourire rassurant.

 

  Une heure après avoir allumé les radiateurs, les pièces ne sont toujours pas réchauffées, ou si peu…

— Ils fonctionnent, les radiateurs, tu crois ? demande Clara à Léo.

— Tu parles… le poêle à bois de ma tante Arlette chauffait cent fois mieux que ces radiateurs de « merde ». Ils n’ont pas dû être purgés depuis la dernière guerre. On va faire un feu dans la cheminée. En plus, c’est bien ça, non ? Un réveillon de Noël au coin du feu.

— Oui, c’est bien, tu as raison. Tu crois qu’il y a des bûches quelque part ?

— Ça m’étonnerait, mais bon… au pire j’irai dans le bois et j’en couperai avec cette merveilleuse hache accrochée au mur, regarde !

Clara tourne la tête vers le mur du fond de la salle à manger indiqué par le doigt de Léo. En effet, une hache y est accrochée, ainsi qu’une tête de cerf juste à côté.

— Quelle charmante déco, n’est-ce pas ? Très cosy !

Clara éclate de rire.

— Bon, je vais quand même aller voir autour de la maison si je ne trouve pas quelques bûches. J’aimerais bien qu’il y en ait, ça m’éviterait de décorer un peu plus mes boots en y ajoutant des feuilles collées à la boue. Remarque, je pourrais lancer la mode, après tout. Si ça se trouve, dans quelques semaines, on dira que c’est tendance.

Clara secoue la tête de droite à gauche tout en levant les yeux au ciel, avec une moue amusée.

 

 

  Cinq minutes plus tard, Léo revient les bras chargés de bûches, et, comme il l’avait prévu, les pieds décorés de feuilles mortes collées à ses chaussures. Ce qui fait sourire Clara.

— Super ! Tu en as trouvé, finalement !

— Oui, mais ne te réjouis pas trop vite, elles sont tout humides. Il faut trouver des allumettes, maintenant.

— J’ai ! répond-elle en brandissant triomphalement une boîte à bout de bras.

— Yes ! Tu assures, bébé.

— Hé, y en a là-dedans, fait-elle en tapotant son front du doigt.

— OK, voyons si ces bûches voudront bien s’enflammer.

 

  Pendant que Léo dispose les morceaux de bois dans l’âtre, Justine balaie, et Clara fait les poussières et les toiles d’araignées. Après quelques minutes, Clara s’enquiert auprès de Léo de l’état d’avancement de son feu :

— Tu t’en sors, Léo ?

Ce dernier se retourne en silence. Il a le visage et les cheveux couverts de suie et les yeux rouges de la fumée sans flammes qui se dégage du bois humide. Clara éclate de rire.

— Mais qu’est-ce que t’as fichu ? T’es tout noir.

— Bah j’ai voulu gratter un peu la suie autour, il ne manquerait plus qu’on meure asphyxiés ici à cause d’une cheminée pas ramonée.

— Tu sais, ça ne sert à rien, ce que tu fais, dit Clara, amusée. Et puis il te faut des brindilles bien sèches pour allumer le feu, tu n’y arriveras pas comme ça.

— Comment tu sais ça, toi ? T’as déjà eu une cheminée ?

— Non, mais ça me paraît logique. Attends… on va essayer de trouver du papier, ça fera peut-être l’affaire…

— Ouai, à condition qu’il ne soit pas mouillé, comme tout le reste dans cette maison.

— Ne sois pas si défaitiste, enfin…à la guerre comme à la guerre. On voit bien que t’as jamais fait de camping.

— Mais je t’en prie, Clara, je te laisse ma place, si tu veux. Tiens, on échange, passe-moi ton plumeau.

 

  Dix minutes plus tard, un bon feu de bois crépite dans la cheminée, tandis que Léo chante la Traviata tout en époussetant les meubles, en imitant la voix d‘un ténor. Ce qui fait éclater de rire Justine.

Il n’y a pas mieux qu’un bon feu de bois allumé dans une maison moisie pour remettre de la gaîté et des sourires sur les visages.

— Il manque un peu de musique, ici. Ce serait quand même plus sympa, fait Léo.

— Mais on t’a, toi, mon gentil canari, minaude Clara avec une moue comique.

— Attends, je vais chercher une de mes playlists sur Deezer, fait Justine.

— Vous croyez qu’il y a du réseau, ici ? demande Léo.

— J’en sais rien, j’ai pas encore regardé, répond Clara.

— Oh mince… pas un seul bâton… se désole Justine, après avoir allumé son I Phone.

— Tu vois, Clara ? Je te l’avais bien dit, c’est ravitaillé par les corbeaux, ici.

Comme pour mieux appuyer ses dires, on entend un croassement strident tout près de la fenêtre.

— Il n’est pas content de ton mépris envers sa communauté, celui-là, fait Clara en riant.

— Bon, ben t’as plus qu’à chanter, fait Justine qui a retrouvé son humour et sa bonne humeur.

— Oh non… pitié ! gémit Clara.

— Attendez, je crois avoir vu une chaîne hi fi dans le coin salon, fait Justine. Où est-elle, cette chaîne … On va allumer la lampe, on y verra mieux, il commence vraiment à faire sombre.

Au moment où s’exprime Justine, il est 16h et, en effet, la pièce est déjà plongée dans la pénombre, tant le plafond nuageux est bas, et parce que les fenêtres étroites ornées de rideaux opaques ne laissent passer qu’un faible rayon de lumière. Il règne en ces lieux une ambiance étrangement inquiétante. La faible clarté du jour leur en fait prendre conscience à tous les trois en même temps. C’est Léo qui, le premier, remarque la lueur rouge qui s’allume dans les yeux du cerf accroché au mur, laquelle est provoquée par les flammes à présent bien hautes qui s’y reflètent, tandis qu’on entend le hululement d’un hibou, vraisemblablement tout près de la maison. Mais il garde pour lui ses réflexions, jusqu’à ce que Justine et Clara émettent les leurs :

— Elle est vraiment glauque, cette baraque, remarque Justine.

— C’est clair, répond Clara, elle me met mal à l’aise.

— Je vous le dis, les filles : on a les corbeaux, les hiboux… il ne manque plus que la sorcière et son chaudron magique. Si ça se trouve, elle est là-haut, dans l’une des chambres, en train de nous concocter un délicieux élixir, avec du venin de serpent et de la bave de crapaud.

— Arrête Léo, tu me fais flipper, là… répond Clara, qui rit jaune. Allez, activons-nous, pensons à autre chose. D’ailleurs, faut pas traîner, on a encore du pain sur la planche. À propos de pain, Justine, tu y as pensé ? Je n’en ai pas vu dans tes cartons.

— Ah bon ? C’est bizarre… Oui, j’en ai bien ramené, j’en suis sûre, j’ai tout revérifié avant de partir. Tu n’as pas oublié un carton dans le coffre, Léo ?

— Tu crois ? répond ce dernier, je pensais avoir tout pris, pourtant. Attends, je retourne voir.

Léo sort immédiatement et revient cinq minutes plus tard.

— Alors ? Tu l’as ? demande Clara.

— Je ne suis pas allé jusqu’à la voiture, répond-il d’une voix étrange.

Clara relève la tête du meuble bas sur lequel elle était occupée à passer un chiffon, puis le fixe avec surprise.

— Comment ça ? Pourquoi ?

—…

— Mais attends… tu es tout blanc… qu’est-ce qui t’arrive ?

— Y a un truc bizarre dehors.

— Quel truc bizarre ? Quoi ?

— Je sais pas… quelque chose m’a frôlé, puis…

— Puis ? Puis quoi ?

— Ta là ! fait-il en se retournant et en faisant avancer du pied devant lui un carton rempli de pains de toutes sortes.

— Il était resté dehors, explique-t-il.

— Qu’est-ce que t’es bête, tu m’as fait peur, j’ai les poils qui dressent.

— Il faut bien rigoler un peu, non ? C’est déjà bien assez lugubre comme ça. N’empêche que j’ai vraiment vu un drôle de truc dehors. Ça doit être mon imagination…

— Arrête, Léo, c’est pas drôle.

— Mais c’est vrai ! C’est pas une blague !

— Bah qu’est-ce que t’as vu ? Dis-le !

— Une espèce de masque grimaçant. Entre deux branches d’arbre. C’était verdâtre.

— Stop, Léo ! On va dire que t’as rêvé, OK ?

— C’est toi qui m’demandes, bébé…

— C’est vrai, bon ben maintenant, on n’en parle plus, d’accord ?

— D’accord.

— T’as refermé la porte à clé ?

— À double-tour.

— C’est bien. Si on fermait les volets ? De toute façon, il fait déjà presque nuit.

— T’as raison, faisons ça, répond Léo avec un clin d’œil.

 

 

  Après les poussières, grand nettoyage et désinfection des sols, des sanitaires, de la cuisine, du réfrigérateur, dans lequel ils ont découvert toutes sortes de restes à l’aspect innommable. Deux heures plus tard, ils peuvent enfin s’attaquer à la décoration de la salle à manger. 

— Mince… et le sapin ? fait Clara. On n’a pas de sapin… Noël sans sapin c’est pas Noël.

— C’est vrai, j’ai oublié le sapin, « merde »…s’en veut Justine.

Il semble que les deux sœurs aient eu la même idée en même temps, car elles se retournent toutes les deux vers Léo, qui est en train d’installer une guirlande sur le manteau de la cheminée.

— Léo ?

— Quoi ? répond-il en se retournant.

— On a oublié le sapin.

— Oui, j’ai entendu, et alors ?

— Bah on ne peut pas réveillonner sans sapin.

— Qu’est-ce que tu veux que j’y fasse ? Tu crois que je vais t’en sortir un de ma poche magique ? Tu veux que je demande à la sorcière, là-haut de me prêter sa baguette ?

— Y a un bois pas très loin d’ici. Et on a une hache.

— Ah non ! Non, Clara ! Compte pas sur moi pour aller couper un sapin !

— T’es pas obligé d’en prendre un gros. Juste un petit, un tout petit…minaude-t-elle avec une moue séductrice.

— Mais regarde, Justine, il fait nuit, déjà ! J’y verrai rien dans ce bois !

— Tu n’auras qu’à allumer la lampe-torche de ton téléphone. Y a pas de réseau, mais la lampe fonctionne, non ?

— « Tu n’auras qu’à allumer la lampe-torche de ton téléphone », répète-t-il en imitant sa voix. Eh oui, bien sûr, un jeu d’enfant ! C’est facile pour toi qui restes là.

— Tu veux que je vienne avec toi ?

— Mais non… ça sert à rien, on n’a pas besoin d’être deux. « Mais qu’est-ce que je raconte, moi ? « Putain »… je m’en souviendrai de ce réveillon de Noël ! »

 

  Quelques minutes plus tard, le temps de finir d’installer sa guirlande, Léo est au volant de sa voiture, en route vers le bois.

 

  Pendant ce temps, Justine et Clara disposent les canapés et les entrées déjà prêts, heureusement, dans le réfrigérateur nettoyé de fond en comble. Elles y rangent aussi les bûches, le champagne, ainsi que la dinde et les légumes qu’il faut encore faire cuire. Apparemment, le four est suffisamment grand et il fonctionne. Ouf !

 

  Les deux sœurs sont en train d’éplucher les légumes, lorsque Léo revient en tirant derrière lui le sapin, lequel perd quelques épines au passage.

— Waouh ! Super ! s’écrie Clara, tu t’es débrouillé comme un chef !

Puis elle voit ses cheveux emmêlés de brindilles, de feuilles et d’épines, et elle éclate de rire, ainsi que Justine.

— C’est ça, marrez-vous ! J’aurais voulu vous y voir, vous, dans ce bois tout noir.

— C’est pas méchant, mon cœur. Viens là, fait Clara en s’approchant de lui pour déposer un baiser sur ses lèvres. T’es formidable.

— Bon, je le mets où ce sapin ? Tiens, regarde, j’ai trouvé un pot dans la remise.

— Formidable ! fait Justine, on va l’entourer avec du papier cadeau, j’en ai ramené un gros rouleau.

— Mets-le à droite de la cheminée, non ? Enfin pas trop près quand même, hein ? propose Clara.

Joignant le geste à la parole, cette dernière s’avance plus près de l’âtre, pour désigner à Léo l’endroit où elle voudrait qu'il installe le sapin.

— Voilà, là c’est parfait, tout le monde le verra bien.

Léo s’exécute sans discuter. Au point où il en est…

« Quand même, vivement qu’on ait fini tous ces préparatifs et que je puisse me poser un peu », se dit-il.

 

  Il est 19h. Les invités ne vont pas tarder. Justine leur a dit d’arriver vers 19h30, car deux de ses neveux et nièces sont encore petits et ne devront pas se coucher trop tard. Heureusement d’ailleurs que les chambres à l’étage sont à peu près correctes. Justine et Clara ont eu la surprise de trouver dans les armoires des draps et couvertures propres, avec lesquelles elles ont refait les lits destinés aux enfants. Elles n’ont pas réussi à faire disparaître complètement l’odeur de moisi imprégnée jusque dans les rideaux et la literie, mais au moins les petits pourront dormir dans des draps propres en attendant la fin de la soirée.

 

  Cinq minutes avant l’arrivée des premiers invités, Léo se poste juste devant la porte d’entrée de la salle à manger pour expertiser les lieux de son œil de lynx. La pièce est à présent joliment ornée, des murs au plafond, de dizaines de guirlandes, simples ou lumineuses, de bougies parfumées, de boules scintillantes, de petites branches dorées... Le sapin qui lui a donné tant de mal trône majestueusement à droite de la cheminée, lui aussi très joliment décoré. Sans compter ce beau feu de bois odorant qui diffuse une douce chaleur dans toute la maison. D’un air satisfait, le sourire aux lèvres, Léo ponctue son observation d’un :

— C’est pas parfait, mais ça ressemble un peu plus à quelque chose, maintenant.

— Je trouve aussi, répond Clara, on s’est pas mal débrouillés, finalement. Tu vois, Justine, on a réussi ! Ils n’y verront que du feu !

— Oui, c’est super ! Merci beaucoup à vous deux. Sans vous, je crois que j’aurais renoncé.

— Il ne faut jamais renoncer, p’tite sœur, il y a toujours une solution, même dans les cas désespérés.

— La preuve ! ajoute Léo.

Ce qui les fait rire tous les trois.

 

  Maintenant que la maison a repris une apparence habitable, que les plats sont prêts à être servis, que la dinde est en train de cuire dans le four, diffusant une odeur appétissante dans toute la maison, Clara, Justine et Léo peuvent enfin relâcher la pression. Cette journée du 24 décembre, il est sûr et certain qu’ils ne l’oublieront jamais !

— Eh ben ! Toutes ces épreuves m’ont épuisé, moi ! fait Léo, rigolard, j’irais bien piquer un petit roupillon, tiens !

— Va plutôt décrasser un peu tes boots, répond Clara d’un petit air moqueur. Je sais bien que sous ton habit de père Noël, elles ne se verront pas, mais quand même…

— Comment ça sous mon habit de père Noël ?

— Tu crois quand même pas que ta journée est finie, renchérit Justine, les yeux pétillants de joie enfantine. Il nous faut un père Noël pour ce soir, non ?

— Et pourquoi moi ?

— Tu vois un autre homme dans cette pièce, toi ?

— Et pourquoi ça pourrait pas être une femme, hein ?

— Ho ho ho… fait Clara en forçant au maximum le ton de sa voix, ce qui le fait éclater de rire. Tu vois, lui dit-elle, c’est pas très crédible.

— Excusez-moi, les filles, mais, c’est quand que je vais pouvoir me détendre un peu ?

— Demain ! répondent-elles en chœur, avec un sourire espiègle.

 

 

  Il est 19h40 lorsque les premiers invités arrivent. Marius, le frère de Clara, et sa compagne Jessica, accompagnés de son deuxième frère, Nicolas et de sa femme Sabrina ; Gabriel et Émilie, sa deuxième sœur, avec leurs deux enfants, Emma et Camille.

— Eh ben, dis donc, c’est le parcours du combattant pour arriver jusqu’ici ! s’exclame Marius, à peine entré dans la maison et passablement énervé. C’est ravitaillé par les corbeaux, ici !

— Heureux de te l’entendre dire, répond Léo, rieur, enfin quelqu’un de lucide !

— On a bien failli s’enliser, renchérit Nicolas. On dirait qu’on vient de faire un rallye auto tellement la voiture est dégoûtante ! On aurait dû s’en douter, remarque, sachant que c’est Justine qui organise…

— Très drôle, répond cette dernière, vexée.

— Excuse-moi, Justine, mais avoue que c’est vrai, quand même, c’est pas le top, ici, au niveau infrastructure routière, s’en mêle Émilie.

— Estimez-vous heureux, frérots, et profitez de la bonne ambiance de cette soirée de Noël, maintenant, parce que vous pouvez me croire, il y a seulement quelques heures, c’était pas gagné du tout ! intervient Clara.

Marius jette un coup d’œil alentour avant de répondre :

— C’est vrai que c’est pas franchement le top du top non plus à l’intérieur… c’était pire que ça tout à l’heure ?

— Oh que oui !!! Crois-moi ! Le parcours du combattant dont tu parles, c’était rien à côté de ce qui nous attendait après.

— À ce point-là ?

— T’as même pas idée, mon pote ! s’en mêle Léo. Mais bon, c’est réparé maintenant, alors profite ! Regarde comme on a bien décoré cette gentille petite chaumière de la fée Carabosse !

— Vous savez à quelle heure sont partis papa et maman ? les coupe Clara, ça m’étonne qu’ils ne soient pas encore là, ils arrivent toujours un peu à l’avance, d’habitude… J’espère qu’ils n’ont pas eu de problème sur la route…

— Bah non, si c’était le cas on les aurait vus, non ? C’est pas comme si c’était une autoroute à trois voies, fait Nicolas, moqueur.

— Ça c’est sûr ! S’ils s’étaient enlisés sur le bord du chemin, on n’aurait pas pu les louper, vu la largeur de la voie… On n’aurait même pas pu passer, du coup, renchérit Marius.

— Quand on parle du loup…intervient Sabrina qui vient de percevoir un bruit de moteur, derrière un soudain concert de croassements bruyants.

— Ah non, ça ce sont des corbeaux, ma chérie, lui répond son mari, avec un petit sourire railleur.

— Bah non, pas seulement, écoute bien. J’ai une très bonne ouïe, ne t’en déplaise, répond Sabrina, quelque peu vexée.

Presque aussitôt, la lumière de deux phares éclaire puissamment un côté du salon, à travers la fenêtre dont ils ont rouvert le volet pour guetter l’arrivée de leurs parents. Quelques secondes plus tard, ceux-ci sont accueillis à bras ouverts par leurs enfants et petits-enfants, lesquels les débarrassent aussitôt de leurs nombreux cadeaux, assez lourds pour certains.

— Venez vite vous mettre au chaud, leur dit Justine. Donnez-moi vos manteaux et installez-vous près du feu.

— Vous avez fait bonne route ? leur demande Marius d’un air innocent.

— Oui, très bonne, répond Sébastien, le père. On a mis un peu plus longtemps que prévu, je me demande même si on n’a pas fait un détour, mais dans l’ensemble ça roulait bien.

Tous se regardent d’un air très étonné.

— Tu n’as pas trouvé que la route était un peu boueuse ? demande Nicolas.

— Non, ça va. Le macadam était pas mal humide, oui, il y avait beaucoup de flaques d’eau, et c’est normal, puisqu’il a plu toute la journée, mais pas boueuse, non… pourquoi ?

— Enfin si, quand même un peu, Seb, juste avant d’arriver ici, intervient Sylvia. C’est quand même pas très bien entretenu l’allée qui mène à cette maison… sans parler du jardin devant.

« Le macadam ? » s’étonne Marius en son for intérieur. « Quel macadam ? Il doit parler de la route qui mène jusqu’au croisement… »

— Mais dites un peu… s’en mêle Émilie, un doute lui traversant soudain l’esprit, vous êtes passés par où ?

— Comment ça, on est passés par où ? Par la même route que vous, sans doute, non ? Il y en a plusieurs ?

— Quelle direction vous indiquait le GPS à partir du croisement de « la petite fée » ?

— On n’a pas de GPS, nous, ma chérie, tu sais bien qu’on a une vieille auto pas loin d’être classée voiture de collection, répond Sylvia avec un sourire amusé. On a utilisé notre bonne vieille carte routière, qui nous disait de tourner à droite.

Tous les regards sont à présent fixés sur Sébastien et Sylvia. Tous partent d’un grand éclat de rire, auquel ces derniers ne comprennent absolument rien.

— Et nous on a tourné à gauche, sur les conseils de notre bon vieux GPS, s’exclame Marius, hilare.

— Vous avez pris une autre route que nous ? s’étonne alors Sébastien.

— Ça m’en a tout l’air, en tout cas, répond Clara qui pleure de rire. Enfin, c’est pas grave, allez, installons-nous.

 

  Le premier sujet de conversation est tout trouvé et ce début de soirée de réveillon déjà ponctué de rires joyeux.

— Vous avez super bien décoré la maison, remarque Sylvia, admirative.

— Merci maman, répond Justine, on a tout fait pour, en tout cas. Je ne te cache pas que ça été un sacré boulot. Comme te l’a dit Clara tout à l’heure, c’était un vrai taudis ici, n’ayons pas peur des mots. De toute évidence, cette maison n’est plus habitée depuis des années.

Pendant que les invités discutent de choses et d’autres, chacun de leur côté, Sylvia pose une question à Justine, en aparté :

— Mais… c’est un ami à toi qui t’a prêté la maison, c’est bien ça ? Sauf erreur de ma part.

— C’est bien ça, maman.

— Et il ne t’avait pas prévenu avant de l’état des lieux, ton ami ?

— Non, et c’est bien ce qui m’étonne.

— Vous êtes très proches, lui et toi ? Enfin, je veux dire… c’est un ami ou un peu plus ?

— Tu veux savoir si je sors avec lui, c’est ça ? Non, c’est juste un ami. Il aurait bien voulu, lui, il a même tenté sa chance avec moi, mais il n’est pas mon genre.

— D’accord. Et…il n’a pas été trop dépité par ta réaction ? insiste Sylvia, fine psychologue, et qui pense avoir déjà compris la situation.

— Non, enfin… je ne crois pas…

Au moment même où elle répond à sa mère, Justine revoit le visage décontenancé de Théo, l’ami en question, et la lueur mauvaise entraperçue dans ses yeux l’espace d’une seconde, mais qu’elle avait immédiatement chassée de son esprit.

— C’est toi qui lui as demandé de te prêter sa maison ? poursuit Sylvia, insistante.

— Bah… non, je ne savais même pas qu’il en avait une. Il me l’a proposé spontanément quand je lui ai dit que c’était à moi d’organiser Noël, cette année, et que je ne savais pas encore où j’allais le faire.

Sylvia sourit à sa fille d’un air compatissant.

— Non… tu n’es quand même pas en train de croire…

— Et toi, qu’est-ce que tu crois, toi, ma chérie ? Cette maison est vraiment austère, et même si, de toute évidence, vous l’avez astiqué de fond en comble, ce dont je vous félicite tous les trois, on sent toujours l’odeur de moisi derrière. Ton ami le savait sûrement, et il te l’a proposée quand même. Quand on prête généreusement à quelqu’un une maison qu’on n’a pas habitée depuis longtemps, au minimum on va s’assurer avant qu’elle est habitable, tu ne crois pas ?

Justine commence à réaliser avec consternation et dégoût que sa mère est sûrement dans le vrai. Théo a trouvé là une excellente manière de se venger d’avoir été éconduit par elle. Elle n’en revient pas !

— Bon, tout ça n’est pas grave, ma chérie, on va quand même passer une bonne soirée, hein ? T’en fais pas.

— Qu’est-ce que vous marmonnez toutes les deux ? les interrompt Clara en apportant les canapés au saumon sur la table, tandis que Léo se charge du champagne.

— Ta sœur me donnait des nouvelles de ses démarches au pôle emploi, ment Sylvia.

— Ah OK… Mais ce soir, maman, oublions les sujets qui fâchent, tu veux bien ?

— D’accord, ma chérie, tu as raison.

Quelques minutes plus tard, Marius propose de lever son verre, tout en souhaitant à tout le monde un joyeux Noël, auquel chacun répond aussitôt d’une même voix. Puis, les agapes commencent. Justine a ramené toutes sortes de canapés qu’elle a préparés elle-même, plus un pain-surprise qu’elle a commandé chez le traiteur. Tout le monde a participé financièrement, bien entendu. Ainsi procèdent-ils chaque année. Ils organisent le réveillon à tour de rôle en fonction d’une cagnotte pré remplie par eux tous, selon leurs moyens financiers respectifs. Jusqu’à ce jour, tout le monde a toujours joué le jeu en bonne intelligence, les plus aisés cotisant plus largement que les autres. Ils procèdent de la même manière pour les cadeaux, à l’aide d’une deuxième cagnotte. Chacun y dépose une certaine somme d’argent, selon ses possibilités budgétaires, puis la somme totale obtenue est partagée en sept parts égales, en comptant les enfants. Ensuite, chacun utilise sa part à sa guise pour l’achat des cadeaux. Ainsi chaque convive reçoit-il un présent de même montant que celui des autres, une somme plus importante étant toutefois allouée aux enfants. Lorsque Clara leur en a présenté un jour l’idée, celle-ci leur est immédiatement apparue à tous beaucoup plus équitable et plus confortable pour les moins aisés d’entre eux.

 

  La tablée s’apprête maintenant à attaquer l’entrée, lorsqu’un boom retentissant les fait tous sursauter.

— C’était quoi ça ? demande Émilie, les yeux agrandis de surprise.

— J’en sais rien, lui répond Clara, assise à sa droite. Ça venait d’en haut, non ?

— Oui, j’ai l’impression. Il y a quelqu’un là-haut ?

— Bah on est tous à table, non ? Il ne manque personne. Et les enfants, où sont-ils ?

— Là, répond Justine en désignant Emma et Camille en train de jouer au labyrinthe sur la table du salon.

— On dirait que quelque chose est tombé sur le parquet. Vous n’avez rien posé sur une commode en faisant les lits tout à l’heure ? intervient Léo.

— Non… moi pas, en tout cas, répond Justine. Et toi, Clara ? — Moi non plus.

— Tu veux pas aller voir, Léo ?

— Et voilà ! Encore de corvée ! répond ce dernier en bougonnant.

Au moment où il s’apprête à se lever, un deuxième boom se fait entendre, encore plus retentissant que le premier, et qui fait vaciller la tête de cerf accroché au mur.

— Mais qu’est-ce que c’est que ça ? Fait Marius, tandis que tous les invités se regardent dans le blanc des yeux, pas très rassurés. On va voir ce qui se passe, les mecs ? demande-t-il d’une voix virile à tous les mâles de la tablée.

Ils se lèvent tous d’un même bond. Au même instant, la lumière s’éteint. La pièce n’est plus éclairée que par les flammes rougeoyantes de la cheminée, lesquelles dessinent des ombres inquiétantes sur les murs. Emma et Camille se lèvent brusquement avant de se précipiter vers leurs parents.

— J’ai peur, maman, gémit Camille au bord des larmes. C’est vrai qu’il y a la fée Carabosse ici ?

— Mais non, mon chéri, c’est pas vrai, rassure-toi. Bravo, Léo, merci ! s’énerve Émilie en direction de ce dernier.

— Rohhh… mais c’était une blague…

— Oui, ben à l’avenir, dispense-nous de tes blagues à deux balles, merci !

— Ça sert à rien de s’énerver, s’en mêle Marius. On va aller voir ce qui se passe. Léo, tu veux pas regarder le disjoncteur pendant que Nicolas et moi on va voir en haut ?

— OK. Il est où le disjoncteur ?

— Qu’est-ce que j’en sais, moi ? C’est vous qui nous recevez dans cette baraque !

— Eh, oh, du calme ! J’ai rien à voir là-dedans, moi ! Je suis venu aider, point barre ! D’ailleurs, c’est pas ce que j’ai fait de mieux.

— OK, OK, excuse-moi. Mais va voir si tu peux nous remettre cette « putain » d’électricité, maintenant, répond Marius, tout en allumant la lampe- torche de son téléphone.

— C’est toi qui m’a touchée en passant, Marius ? demande Émilie, d’une voix embarrassée. 

— Tu te fais des films, ma belle. J’suis pas encore crevard à ce point-là, répond ce dernier en riant, pas très net après deux apéros.

— Quelque chose m’a frôlée…

— Eh ben ça doit être le fantôme de la maison, mais c’est pas moi, très chère.

— Moi aussi j’ai senti quelque chose, fait Jessica en soulevant la nappe pour regarder sous la table. Ça venait de là-dessous.

— Vous avez trouvé quelque chose, là-haut ? crie Sylvia à ses deux fils.

Pas de réponse.

— Marius ? Nicolas ? Vous avez trouvé quelque chose ? hurle-t-elle encore plus fort.

Toujours pas de réponse.

— Qu’est-ce qu’ils fabriquent ? demande Jessica. C’est flippant, vous trouvez pas, les filles ?

— Clairement ! On se croirait dans un mauvais film d’horreur, répond Émilie.

Camille est à présent assis sur les genoux de sa mère, la tête enfouie sous ses bras repliés.

— J’ai peur, maman, ne cesse-t-il de répéter, y a peut-être une sorcière… ou un fantôme…

Au même instant, un nouveau bruit retentissant se fait entendre. Aussitôt après, le feu s’éteint soudainement, sans aucune raison, alors qu’il éclairait encore de ses jolies flammes dorées quelques secondes avant. Le living est à présent plongé dans le noir complet. Deux secondes plus tard, les invités tétanisés distinguent deux petites lumières en train de descendre l’escalier apparent. Chacun retient son souffle. Personne n’ose prononcer le moindre mot. Jusqu’à ce que Clara pousse un soupir retentissant en reconnaissant Marius derrière le halo de son téléphone.

— C’est Marius et Nicolas, pas de panique ! Qu’est-ce que vous avez foutu ? leur demande-t-elle d’une voix trahissant sa peur. On n’arrête pas de vous appeler !

— Ah bon ??? On n’a rien entendu, nous, hein Nicolas ?  répond Marius.

— Y avait rien dans les chambres, on est montés jusqu’au grenier. Mais même là, à part d’immenses toiles d’araignées, et quelques spécimens de ces gentilles bébêtes qui ont pris nos bras pour un boulevard, on n’a rien vu. T’aurais pas aimé, Jessica, lui dit Nicolas, qui connaît sa phobie des araignées.

— D’où ça peut bien venir, alors ? demande Gabriel qui jusque là n’a pas dit grand-chose.

— Ça, si on le savait, mec ! répond Marius.

— Chut ! Écoutez ! J’entends marcher dehors, fait Gabriel qui semble se réveiller, tout à coup. D’eux tous, c’est celui qui a le plus forcé sur l’alcool, et il a le vin dormeur, Gabriel. En tout cas, ça ne le rend pas sourd, c’est déjà ça.

— S’il te plaît, Gabriel, si tu pouvais éviter ce genre de propos devant les enfants, ça m’arrangerait.

— Oh, désolé…

— Bah quand même ! Tu ne trouves pas que c’est déjà assez flippant comme ça ?

— C’est clair… flippant… répond-il, rigolard, d’un ton qui dément complètement ses dires.

« Eh ben ! Je sais pas dans quel état on va le retrouver à la fin du repas, celui-là ! » s’énerve Émilie.

Pour se faire pardonner sa bourde, Gabriel essaie de trouver un moyen de rendre service.

— Tu veux que j’aille te chercher une autre bougie ? Elle éclaire pas des masses, celle-là.

Au moment même où il pose sa question, l’électricité revient. Tout le monde pousse un « Ah » retentissant. Quelques secondes plus tard, Léo réapparaît, un grand sourire aux lèvres.

— Le compteur avait disjoncté, lance-t-il à la cantonade. 

— Ah bon ? s’étonne Clara. Pourtant, y a que le four d’allumé, je ne comprends pas. Comment t’expliques ça ?

— Je sais pas si tu as remarqué, bébé, mais depuis qu’on est arrivé, y a pas grand-chose qui s’explique, ici.

— C’est vrai, t’as raison. Bon bah on s’y remet ? propose-t-elle, sur un ton joyeux, même si le cœur n’y est pas franchement. Tout cela a quand même jeté un froid.

— Je me demande bien ce que c’était que ce bruit, fait Justine.

— Ah non ! répond Sylvia, pour l’instant tout est calme, pensons à autre chose. Rallumons plutôt ce feu, sinon on va vite se refroidir. Léo ?

— Et voilà ! C’est encore moi qui m’y colle ! Nan, mais vous vous êtes donné le mot dans cette famille ou quoi ? Vous vous êtes dit « on va inviter Léo, c’est l’homme à tout faire de service » ?

Sylvia sourit.

— Mais non, mon Léo, mais tu as fait ça si bien, que je suis sûre que tu es l’homme de la situation.

— En tout cas, je sais de qui Clara tient son don de persuasion, répond-il avec un clin d’œil.

— À peine s’est-il attelé à rallumer les braises, qu’un nouveau boom retentit avec une force encore plus grande, à faire trembler les murs, au point que la tête de cerf, cette fois, se décroche et vient atterrir aux pieds des enfants en train de jouer à un nouveau jeu.

Ceux-ci se mettent aussitôt à hurler, tandis que leur mère se précipite vers eux, affolée.

— Ça va ? Vous n’avez rien ? s’enquiert-elle tout en les serrant contre elle.

Gabriel s’approche à son tour, tout aussi inquiet que sa femme.

— Non, mais c’est quoi cette baraque ? s’énerve-t-il soudain. Dans quoi tu nous as encore embarqués, Justine ? Nos enfants ont failli être assommés par ce truc, « bordel » !

Justine est blême. Elle a eu très peur. Elle a vu la tête se décrocher du mur juste au-dessus des enfants. De là où elle se trouvait, elle avait l’impression que celle-ci allait tomber sur leurs têtes.

— Et voici le coupable ! entendent-ils tout à coup, alors qu’ils sont tous, ou presque en train d’entourer les enfants et leurs parents, plus inquiets les uns que les autres.

Ils se retournent tous en même temps.

— Regardez ce que j’ai trouvé, fait Nicolas en poussant en avant un jeune homme entièrement vêtu de noir, la tête encapuchonnée. Et puis, retire ta capuche, toi, qu’on voie un peu ta tronche.

— Théo ???!!! s’exclame Justine. Qu’est-ce que tu fais là ??? Qu’est-ce que…

— J’ai trouvé ce mec dans le jardin, derrière l’appentis. Je l’ai suivi. Il est entré dans l’arrière-cuisine, par une porte qui donne sur l’extérieur. Je l’ai attrapé avant qu’il ne fasse de nouveau disjoncter le compteur. Le voilà votre fantôme !

Justine reste pétrifiée pendant plusieurs secondes, puis elle finit par demander au jeune homme, d’une toute petite voix :

— Mais pourquoi t’as fait ça, Théo ?

Ce dernier a la tête basse, il est rouge de honte.

— Pourquoi t’as fait ça ? répète-t-elle, d’une voix furieuse, cette fois.

— Alors, réponds ! s’en mêle Marius. On t’écoute !

— Tu m’as traité comme de la merde…finit-il par répondre d’une petite voix inaudible que personne n’a réussi à entendre tant il a parlé tout bas.

— Vous pouvez répéter, s’il vous plaît, jeune homme ? On n’a rien entendu, lui demande Sébastien.

— Elle m’a traité comme de la merde. Votre fille, oui ! Votre fille m’a traité comme de la merde. J’ai voulu lui donner une bonne leçon, c’est tout.

— Il dit n’importe quoi, papa, je lui ai juste dit que je ne voulais pas sortir avec lui, c’est tout.

— Et comment tu lui as dit ça, Justine ?

— Bah, normalement, comme on fait dans ces cas-là.

— Elle m’a traité de tous les noms, et elle a ajouté qu’elle ne sortirait jamais avec un looser comme moi, s’énerve Théo qui, visiblement, a repris du poil de la bête. Je reconnais que j’aurais pas dû faire tout ça… par rapport à vous tous… vous n’avez rien fait, vous…

— C’est vrai, ça, Justine ?

— Mais non, c’est pas vrai, enfin… vous n’allez quand même pas croire cette pourriture ?

— Vous voyez ? Pourriture. Elle me traite de pourriture. Et c’est pas le pire des qualificatifs qu’elle a utilisés contre moi, je peux vous le dire.

— Dis la vérité, maintenant, ma chérie, intervient Sylvia.

Justine fond immédiatement en larmes. Elle peut tout se permettre dans la vie, mais pas de mentir à sa propre mère. Elle n’a jamais pu.

— C’est vrai, je ne l’ai pas traité correctement, je le reconnais. J’ai pété un câble. J’aurais pas dû aller aussi loin.

— Et pourquoi tu as fait ça ? demande sa mère avec douceur.

— Parce que… parce que…

— Parce qu’il t’a fait repenser à ton agression, c’est ça ?

— Oui… c’est ça…

— Tu es consciente que ce jeune homme n’a rien à voir avec l’autre, n’est-ce pas, ma chérie ? Ce n’est pas lui qui t’a agressée. Tu as fait un transfert, une fois de plus.

C’est au tour de Justine, maintenant, de baisser honteusement la tête.

— C’est quoi cette histoire d’agression ? demande Théo.

— Venez avec moi, mon garçon, intervient Sébastien, il faut que nous ayons une petite conversation d’homme à homme. Continuez à manger, vous tous, on n’en a pas pour longtemps, ajoute-t-il à l’adresse des convives.

 

Les deux hommes se trouvent à présent dans ce qui ressemble à un bureau, lequel n’a pas reçu la visite des fées du logis Clara et Justine, apparemment, car les rares meubles y sont recouverts d’une épaisse couche de poussière, entre lesquels pendent des toiles d’araignées.

— Je crois qu’on va rester debout, qu’en pensez-vous, Théo ?

Le jeune homme semble s’en amuser :

— Je crois aussi, répond-il avec un petit sourire.

— À la bonne heure ! Vous vous détendez ! Je préfère vous voir comme ça. Vous savez que vous avez un visage sympathique quand vous souriez ?

—…

— Par contre, ce que vous avez fait à Justine, et à nous tous aujourd’hui, ça, ce n’est pas correct, on est bien d’accord ?

— Oui, Monsieur, répond Théo, tout penaud.

— Très bien. Mais vous nous avez présenté vos excuses tout à l’heure, donc, on n’y revient pas. Cependant, je voulais quand même vous poser une question : croyez-vous que l’attitude, certes apparemment insultante de Justine, justifiait une telle manigance de votre part ? Vous ne pouviez pas simplement lui répondre aussi vertement qu’elle vous a parlé ? Et puis… vous n’avez pas autre chose à faire le jour de Noël ? Une famille avec laquelle passer le réveillon ?

— Bah non… justement. Mon père est mort il y a cinq ans après être tombé d’un toit. Il était maçon. Ma mère l’année dernière, des suites d’un cancer. Et je n’ai pas de frères et sœurs.

— Je suis désolé… répond Sébastien, embarrassé.

— C’est pas grave, vous pouviez pas savoir.

— Pas d’amis non plus avec qui vous auriez pu passer la soirée ?

— Bah non, ils réveillonnent tous avec leurs familles.

— Eh oui, évidemment, ça va de soi…bon, écoutez, Théo, voici ce que je vous propose : vous allez d’abord vous réconcilier avec ma fille. Ensuite, vous réveillonnerez avec nous, et tout sera oublié. Après tout, c’est Noël, n’est-ce pas ?

Visiblement, Théo ne s’attendait pas à ce retournement de situation. Il en reste muet d’étonnement, aussi ému que terriblement embarrassé.

— Alors ? Qu’en pensez-vous ? insiste Sébastien.

— Non… je ne peux pas, Monsieur Le Jentan, c’est tentant… et vraiment très gentil de votre part, mais avec tout le respect que j’ai pour vous, je ne peux pas accepter. Après tout ce que je vous ai fait ce soir, à vous et à votre famille…

— C’est oublié, on ouvre une nouvelle page répond Sébastien sans se démonter. À Noël on oublie tout. On pardonne tout. Ce que je vous demande tout d’abord, c’est de présenter vos excuses à Justine. Personnellement. Vous voulez bien ?

— Oui.

— D’accord, je vais aller la chercher. Mais d’abord, il faut que je vous explique quelque chose à son propos. Voyez-vous, elle s’est fait agresser il y a quelques mois. Tentative de viol, qui heureusement, n’a pas abouti, mais quand même… Justine en est restée traumatisée. Ce qui fait que depuis ce jour-là, elle est sur la défensive chaque fois qu’elle fait une nouvelle rencontre. Sur la défensive n’est d’ailleurs pas un terme assez fort, vous le savez mieux que moi, maintenant, pour en avoir fait les frais. Ma fille a juste besoin d’être rassurée et de beaucoup, beaucoup de temps avant de pouvoir lier une relation sentimentale. Vous comprenez ?

Théo opine du chef avant de répondre :

— Oui, Monsieur Le Jentan, je comprends.

— Bon, je vais chercher Justine, maintenant, attendez-moi là.

— D’accord.

 

Un instant plus tard, Sébastien réapparaît au bras de Justine.

— Je vous laisse vous expliquer, les enfants, essayez de ne pas vous écharper dès que j’aurai tourné les talons, fait-il avec un clin d’œil.

— T’inquiète, papa.

 

 

  Pendant que Justine et Théo sont en train de discuter dans le bureau, Sébastien explique brièvement la situation à toute la famille, et leur relate la conversation qu’il vient d’avoir avec Théo, sans oublier son idée de l’inviter pour le réveillon. Après un instant de surprise générale et quelques échanges de paroles houleuses, Sébastien finit par les convaincre. L’idée est adoptée à l’unanimité.

 

Cinq minutes plus tard, Justine et Théo réapparaissent dans la salle à manger. Ils sourient tous les deux.

— Prenez place, mon garçon, fait Sébastien en lui désignant la chaise qui lui a été réservée.

Justine en a les larmes aux yeux.

Sans plus se poser de questions, Théo prend place à côté d’elle, tandis que les conversations reprennent comme si de rien n’était.

Quelques minutes après qu’ils ont terminé leur entrée, ils sursautent tous en entendant le heurtoir de la porte d’entrée taper bruyamment sur le bois. Après s’être lancé des regards surpris, ou apeurés pour les enfants, ils tournent tous la tête vers Théo, lequel s’exclame aussitôt en riant :

— Ah là, j’y suis pour rien ! Je vous assure que je suis venu tout seul, j’ai aucun complice !

— Je vais voir qui c’est, annonce à Clara tout en se levant de table et en filant en direction de l’entrée, à la surprise générale.

Quelques secondes plus tard, Ils entendent très nettement, une voix grave résonner dans le couloir :

— Ho ho ho…

Les enfants ont compris, ils se serrent contre leur mère, tout intimidés. Les adultes ne le sont pas moins, comme si, en cet instant ils revivaient un petit bout des Noëls de leur enfance.

 

  Le père Noël entre dans la salle à manger, les bras et la hotte chargés de cadeaux de toutes les couleurs et de tous les gabarits.

— Ho ho ho, venez les enfants… venez voir ce que j’ai pour vous, fait le père Noël avec un grand sourire sous sa moustache en train de se décoller, ce qui amuse Clara.

— Allez-y les enfants, les encourage Émilie.

Les petits sont à présent tout à fait rassurés, même s’ils avancent encore timidement en direction du père Noël. Leurs yeux pétillent de joie à l’idée d’ouvrir leurs cadeaux, avec l’espoir muet que leurs vœux ont bien été exaucés.

 

  Quelques minutes plus tard, le père Noël annonce qu’il lui faut repartir, car il doit encore visiter des tas d’autres maisons. Il souhaite un joyeux Noël à tous, en les saluant de sa main gantée de blanc.

 

  Chacun est à présent occupé à ouvrir ses cadeaux. La joie illumine les visages, moins, d’ailleurs, de la découverte de ses propres surprises que du bonheur d’offrir. Justine renonce à ouvrir l’un des siens, pour l’offrir spontanément à Théo, lequel en est très ému. Tout le monde éclate de rire lorsqu’après avoir ôté le papier d’emballage et fait apparaître l’objet, il s’exclame, triomphant : Super ! Une palette complète de maquillage ! J’en ai toujours rêvé !

— Tu n’as plus qu’à te transformer en fille, lui conseille Justine, hilare.

— Que ne ferais-je pour te plaire, lui répond-il, heureux comme jamais, le visage lumineux.

 

  La soirée va se poursuivre dans une ambiance bon-enfant, dans la chaleur bienfaisante d’une famille comme une autre, certes, mais qui, ce soir-là, ne vit pas un Noël comme un autre, loin de là.

 

  Quelques instants après qu’ils ont tous ouvert leurs cadeaux, une pluie de pépites dorées se met tout à coup à descendre au-dessus d’eux, sous leurs yeux émerveillés. Ils s’attendent tous à les voir se déposer un peu partout sur la table, les meubles, le sol, le sapin… mais à leur grande surprise, celles-ci restent en suspension dans l’air et se mettent à tourbillonner dans tous les sens, dessinant de jolies arabesques hypnotiques.

Après quelques secondes de ce ballet magique, tous les invités interloqués se tournent en même temps vers Théo, qui s’exclame aussitôt :

— J’y suis pour rien ! Je vous jure que j’y suis pour rien !

 



26/11/2021
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