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Fleur de lune

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   Elle voulait qu’on l’appelle Fleur. Parce que son vrai prénom, « Aimée », ne correspondait pas du tout à la réalité, disait-elle. Elle disait aussi qu’elle se sentait comme une fleur. « Les fleurs ont besoin de soleil et d’eau pour pousser, et de rien d’autre », m’expliqua-t-elle un jour, le plus naturellement du monde. « Ça leur suffit pour resplendir de leurs belles couleurs. Et même quand elles ne reçoivent plus d’eau depuis longtemps, elles sont capables de résister jusqu’à la prochaine pluie. Les fleurs peuvent même pousser dans des endroits improbables, genre au beau milieu de l’asphalte. »

 

   Ce n’était pas un problème pour moi, ce prénom, il me convenait tout à fait. Il lui correspondait assez bien, finalement, même très bien. Et puis, il est vrai que son véritable prénom était quand même très connoté. Quand on décide d’appeler sa fille « Aimée », après, il faut assurer !

 

   Évidemment, Fleur ne me révéla pas tout ceci dès notre premier rendez-vous. Il lui fallut du temps pour se sentir suffisamment en confiance avec moi au point de me dévoiler sa véritable identité. J’appris plus tard, beaucoup plus tard qu’en réalité ma Fleur se prénommait Aimée. Qu’à cela ne tienne, moi, à partir de ce jour-là, je ne l’en aimai que davantage.

 

   La première fois que je l’avais rencontrée, j’avais été immédiatement charmé par son joli minois plein de fraîcheur. J’avais trente ans, elle en avait vingt-huit. Elle avait des yeux aussi clairs que les miens étaient sombres. Leur rayonnement était si puissant, que lorsque les vôtres croisaient les siens, vous aviez l’impression que ceux-ci vous sondaient l’âme. Son sourire était si lumineux qu’il vous semblait être éclairé par lui de mille feux. Elle avait des cheveux bruns qui lui descendaient jusqu’aux épaules et une jolie silhouette aux contours harmonieux et très féminins. Bref, vous l’aurez compris, elle me tapa dans l’œil immédiatement.

 

   Mais ce qui me séduisit plus encore au point de me rendre éperdument amoureux, ce fut cette espèce de fragilité que je devinai immédiatement sous sa carapace de jeune femme libre et déterminée qui refuse de s’en laisser conter. Car il me faut bien le reconnaître, j’étais alors un incorrigible séducteur. Ce n’est pas mon orgueil masculin qui me pousse à qualifier moi-même de cette façon mon comportement de l’époque, mais c’était ce que les femmes disaient de moi en général. Certaines ajoutaient même le qualificatif de « vil ». D’autres me voyaient plutôt comme un gentil charmeur un peu immature, mais inoffensif. Certaines me fuyaient comme la peste, d’autres rêvaient de m’apprivoiser pour mieux m’accaparer après avoir éliminé toutes les autres. Je ne retire aucune fierté de tout cela – j’entends déjà les plus féministes d’entre vous, lectrices de cette nouvelle, qui présentement êtes en train de penser « mais qu’est-ce que c’est que ce tocard ? » – je ne m’enorgueillis nullement de ce que je viens d’écrire ni ne m’en culpabilise non plus, mais je reconnais humblement qu’avant de rencontrer Fleur, j’étais tout simplement réfractaire à toute idée de relation durable. J’aimais ma liberté, par-dessus tout, et je fuyais comme la peste tout ce qui eût pu m’en priver d’une manière ou d’une autre. Je profitais généreusement des occasions qui se présentaient à moi, tout simplement, mais sans ne jamais rien promettre à aucune de celles qui se laissaient séduire. Je dis bien qui « se laissaient » séduire, c’est-à-dire qui sortaient avec moi de leur plein gré. De nos jours, à l’époque de me-too, il faut faire bien attention aux mots et aux expressions que l’on emploie, sinon ça risque de vous coûter cher. J’étais volage, oui, je l’avoue, mais je n’ai jamais été un salaud.

 

   Mais sans même le vouloir, pas plus qu’elle ne sut jamais tout cela, d’ailleurs, Fleur m’amena très vite à revoir mes critères et à faire une entorse à mes résolutions, simplement en étant elle-même. Elle n’avait pas besoin de faire quoi que ce soit pour vous charmer, Fleur, elle était tout simplement le charme personnifié, et l’on ne pouvait s’empêcher d’être séduit par sa personnalité et son aura. Mais sa différence ne s’arrêtait pas à ces deux particularités, elle était aussi difficile à approcher qu’une biche apeurée par les chasseurs. Je peux vous dire qu’elle me donna du fil à retordre, cette jolie fleur sauvage capable de pousser au milieu de l’asphalte !

  

  A-t-elle réellement été malaimée dans son enfance, ou bien est-ce l’impression qu’elle en a toujours eue ? Je ne l’ai jamais vraiment su, car Fleur a toujours été très pudique. Elle ne m’a révélé son passé qu’à doses homéopathiques. Mais ce dont je suis sûr, c’est qu’elle en a toujours souffert. Pour autant, Fleur est très proche de sa famille, et ce n’est là que l’un de ses nombreux paradoxes. C’est aussi ce qui me plaît en elle, ses paradoxes. Et sa différence. Fleur est différente. Vraiment différente. Quand un homme évoque la femme de sa vie, il pense et dit souvent cela : je l’aime parce qu’elle est différente de toutes les autres. Et la plupart du temps, ce n’est pas que celle-ci le soit réellement, mais pour lui, elle l’est, en tout cas, tout simplement parce que l’amour accomplit ce genre de miracle : il nous fait voir ceux que l’on aime comme des êtres à part, les seuls capables de nous faire chavirer le cœur.

 

   Mais ma Fleur à moi est vraiment différente du commun des mortels, et je suis loin d’être le seul à le penser et à le dire. Elle a quelque chose de magique, réellement. De magnétique. Tout ce qu’elle touche se transforme en or. Non pas dans le sens des affaires juteuses qu’elle pourrait faire sur le plan commercial, mais dans l’amour, la passion et toute la tendresse qu’elle met en chacun de ses gestes. Fleur est l'alchimiste du bonheur. Avec elle, toute tristesse se transmute en joie. Tout doute en espoir. Toute peur en confiance en soi. Dès que vous croisez son regard, vous savez qu’elle vous apportera quelque chose de spécial, et dès qu’elle ouvre la bouche, vous en recevez immédiatement la confirmation. Puis quand elle agit dans votre vie, alors là vous pouvez voir de vos yeux le résultat concret de sa merveilleuse autant que contagieuse philosophie.

 

   En revanche, bon courage à vous si vous voulez sonder ses mystères ! Elle ne se livre pas aisément, Fleur, et quand vous arrivez à démêler un peu l’écheveau de ses pensées torturées, vestiges d’un passé douloureux, elle remet vite sa peau d’anguille et vous file entre les doigts, avant même que vous ne vous en soyez rendu compte. Ma fleur est un mystère pour moi. Encore aujourd’hui. À la longue, je m’y suis fait. Et puis de toute façon, je l’aime comme elle est, avec ses fragilités et ses secrets, avec ses élans sensuels et spontanés et ses retenues apeurées, avec sa force et sa fragilité. C’est ma fleur à moi, la rose royale du jardin de mon cœur.

 

   Il y a quelques années, elle me fit un cadeau merveilleux. Je l’eus aimée sans, mais ce présent ajouta encore à mon amour, si tant est que celui-ci eût pu être plus fort qu’il ne l’était déjà. À l’époque, je travaillais dans la recherche médicale. Un poste se libéra en Australie. Une occasion inespérée qui correspondait parfaitement à mes aptitudes et qui m’offrait des perspectives alléchantes. Mais je n’osais en parler à Fleur. Il était hors de question pour moi de partir sans elle, je n’aurais pu en être séparé, ni elle de moi, d’ailleurs. Elle-même avait un bon job de professeure d’histoire, qu’elle adorait. Par ailleurs, comme je l’ai déjà dit, elle tenait beaucoup à sa famille, même si celle-ci ne lui avait visiblement jamais apporté l’amour qu’elle espérait tant et qu’elle méritait plus que quiconque. Elle n’accepterait jamais d’être séparée de ses parents et de ses frères et sœurs. Du moins le pensais-je…

 

   Un après-midi, en rentrant du collège, elle tomba sur la lettre que j’avais reçue trois jours plus tôt et que j’avais « oubliée » sur la table du salon, alors que je m’étais promis de la ranger très vite dans le tiroir de mon bureau. Acte manqué ? Je ne sais pas. Peut-être… en tout cas, mon geste n’était pas prémédité.

Quand je rentrai à mon tour à la maison, après une journée passablement chargée, elle ne me posa aucune question à propos du fait que je lui avais caché cette nouvelle importante. Elle me dit simplement, la lettre à bout de bras :

— Accepte, Lucas, c’est la chance de ta vie.

J’en restai coi pendant plusieurs secondes. Puis je me mis à bafouiller :

—  Mais… désolé, chérie… je voulais t’en parler…

— Accepte, me répondit-elle simplement dans un sourire. L’un de ses doux sourires que j’aime tant.

Je me souviens de m’être dit à ce moment-là : « Dieu, que j’aime cette femme ! » Elle avait deviné mes craintes, mes doutes et mes réticences. Elle savait pourquoi je n’avais rien dit. Elle avait donc supposé, à juste titre, que ce poste me tenait à cœur. Elle n’avait eu aucune hésitation et m’avait répété toute la soirée : « accepte, c’est la chance de ta vie. » Ou bien elle modulait un peu par une phrase de ce genre : « une occasion comme celle-là, tu n’en vivras pas deux fois dans ta vie. » Ou encore : « ne renonce pas à ce qui peut te rendre heureux. » Tout à coup, un doute me traversa l’esprit et me mit en panique durant plusieurs secondes :

— Oui, mais toi, tu me suivrais ?

— Bien sûr, voyons !

— Mais… et ton travail ? Et ta famille ? Moi, rien ne me retient ici. Mes parents ne vivent pas en France, et je n’ai pas de frères et sœurs, mais toi… je sais que tu es très attachée aux tiens.

— Je trouverai bien un autre poste là-bas. Prof de français, pourquoi pas ? Et puis… ma famille c’est toi, maintenant.

— Ma chérie… je ne sais pas quoi dire…

— Alors, ne dis rien, prends-moi dans tes bras.

Elle était comme ça, Fleur, quand elle aimait. Avec elle, tout vous paraissait simple, évident, clair, lumineux.

Nous fêtâmes jusque tard dans la nuit la bonne nouvelle de notre décision commune de changer de vie…

 

 

   Nous nous envolâmes donc vers l’Australie, plus exactement en direction de Sydney, où nous attendaient mon nouveau poste et notre nouvelle vie. Je ne remercierai jamais assez ma Fleur d’amour de m’avoir poussé à m’envoler, au sens propre comme au sens figuré, et d’avoir pour cela accepté de mettre sa propre vie entre parenthèses. Il se trouve qu’elle obtint très vite un nouveau poste d’enseignante, et qu’elle put se reconvertir en tant que professeur de français, comme elle l’avait imaginé, mais ça, elle ne pouvait pas le savoir avant de partir. Sa confiance en moi et en la vie en général m’émerveilleront toujours…

 

 Voilà maintenant huit ans que nous vivons à Sydney. Plutôt confortablement, et heureux, oui, très heureux. La seule ombre à notre tableau idyllique est que nous ne pourrons jamais avoir d’enfant. Fleur en a eu la confirmation il y trois ans, quand ce désir a commencé à germer en nous deux et qu’elle est allée consulter un spécialiste. Elle aurait pu entamer un traitement, mais d’un commun accord, nous avons renoncé à cette idée selon nous très contraignante, qui priverait de toute spontanéité nos ébats amoureux. Après une grande déception, surtout du côté de Fleur, nous avons admis cette impossibilité physiologique, et peut-être même psychologique, sans doute en lien étroit avec son passé affectif désertique. Nous nous réconfortions l’un l’autre en nous disant que si le destin en avait décidé ainsi, c’était qu’il y avait sûrement une bonne raison. Ce destin ne nous avait-il pas réunis un jour, et ne vivions-nous pas une espèce de conte de fées depuis ? Avec moi, Fleur s’était presque complètement délestée de ses vieux démons, du moins était-ce l’impression qu’elle me donnait. Elle paraissait plus apaisée, plus détendue, plus enjouée. Non pas qu’elle ne le fût pas auparavant, et son visage rayonnait ni plus ni moins qu’il le faisait au début de notre rencontre, mais maintenant elle ne subissait plus jamais ces sursauts apeurés qui auparavant, par intermittence, la plongeaient dans un brouillard grisâtre durant quelques heures, voire quelques jours. Et moi, de constater la disparition totale de ces états négatifs, j’étais tout simplement comblé.

 

  Fleur a fait de moi un autre homme. Depuis qu’elle est entrée dans ma vie, mon bonheur c’est le sien. Les autres femmes ne m’intéressent plus, je n’éprouve plus jamais le besoin de séduire, je n’ai plus rien à prouver. J’ai trouvé celle qui me correspond, tout comme je lui corresponds, moi aussi. Je la complète, comme elle me complète. Depuis que nous sommes ensemble, nous ne formons plus qu’un. Là encore, ceci pourrait paraître un lieu commun qu’on exprime un peu sans réfléchir, sans en comprendre réellement le sens profond. Mais ce n’est pas du tout cela en ce qui concerne notre couple. Il y a entre nous une espèce d’osmose que je ne me suis jamais vraiment expliquée, et que j’ai ressentie dès la première seconde. Comme si nous nous connaissions déjà depuis des lustres. Je ne suis pas du genre mystique, pourtant je me rappelle très bien avoir pensé à ce moment-là que peut-être elle et moi nous nous étions connus dans une autre vie. Notre esprit peut parfois s’avérer fantasque… Et Fleur, beaucoup plus versée dans la spiritualité que je ne le suis, a ressenti exactement la même chose que moi.

 

  Encore aujourd’hui, dans nos deux têtes c’est comme si notre séparation était tout bonnement impossible. Inenvisageable. Comme si cela relevait de l’inconcevable. Vraiment. Il nous est bien arrivé de nous quereller de temps à autre, pour des broutilles, la plupart du temps – la majorité des disputes de couple ne sont-elles pas, d’ailleurs, déclenchées par des broutilles ? – mais jamais aucune d’entre elles n’a dégénéré au point que nous voulions mettre fin à notre relation. Ma Fleur, qui bien que de nature douce et patiente, a beaucoup de caractère, a bien passé une nuit à l’hôtel, une fois, après une conversation houleuse où je m’étais montré injuste envers elle. C’était à cette période peu glorieuse pour moi de notre couple où j’intellectualisais trop les choses et où je me demandais bêtement si je n’étais pas en train de perdre ma liberté. Nous autres, les hommes, nous pouvons nous montrer très « cons », parfois… Mais, dès que je suis allé la chercher, tout honteux, repentant, et plus que jamais amoureux, elle a immédiatement accepté de revenir chez nous, et notre amour est reparti de plus belle. Comme un feu qu’on a laissé s’éteindre, et qui repart, flamboyant, du seul fait des quelques bûches qu’on vient d’y ajouter. Et heureusement, d’ailleurs, car sincèrement, je ne sais pas comment j’aurais pu vivre sans elle. Elle est mon soleil. Ma lumière. Les fragrances de son esprit titillent le mien autant que m’excite toujours son parfum fleuri quand elle passe près de moi et que ses cheveux frôlent mon épaule. Sa grâce et son élégance me séduisent chaque minute de chaque jour. Mais pas seulement. Elle est mon autre, je le sais, j’en suis sûr.

 

  Ressent-elle la même chose que moi ? Je ne sais pas vraiment. Je le devine, oui, à ces petits détails, à ces gestes tendres qu’elle a envers moi et qui lui sont naturels, à cette mouvance de tout son être qui semble toujours tendu vers moi, comme si elle sentait que sa présence m’est devenue indispensable et absolument nécessaire à ma survie.

 

  À la lecture de ces mots, certains pourraient penser qu’il s’agit là d’une dépendance toxique, mais ce n’est absolument pas le cas. Quand Fleur et moi nous sommes rencontrés, puis quand nous avons décidé d’unir nos deux solitudes, nous n’avons pas en même temps abdiqué nos personnalités, ainsi que nos libertés, loin de là. Tous les deux avons le sentiment, au contraire, de les avoir épanouies encore plus. Et là, je suis sûr que c’est aussi ce que pense Fleur, car elle me l’a dit un jour, avec une lueur d’émerveillement dans le regard qui me fait fondre encore aujourd’hui chaque fois que j’y repense. Nous autres les hommes, pouvons parfois être aussi sensibles que nous sommes « cons » quand nous aimons.

 

  Ainsi en va-t-il des couples qui s’aiment d’un amour véritable : ils ont la sensation que leur liberté, au lieu d’être restreinte, est décuplée, et que leurs personnalités s’enrichissent et se renforcent mutuellement. Dans le cas de Fleur et moi, c’est plus que cela encore. Nous avons tous les deux la sensation de nous être révélés à nous-mêmes à travers l’autre, et ça, c’est fantastique. Comment aurais-je envie de vivre quelque histoire que ce soit avec une autre qu’elle, maintenant que je la connais ? Ce serait obligatoirement beaucoup plus fade, plus inconsistant, plus terre à terre. Car je peux bien le dire : avec Fleur, mes pieds ne touchent plus terre, et je sais maintenant ce que signifie avoir « la tête dans les étoiles ».

 

  C’est pourquoi j’ai constamment envie de lui faire plaisir, de lui rendre ce merveilleux cadeau qu’elle m’a fait un jour en me suivant jusqu’ici. D’autant qu’elle souffre un peu, parfois, même si elle n’en parle jamais, d’être éloignée de sa famille. Il y a trois ans, nous sommes retournés en France pour les fêtes de fin d’année. Je lui avais fait la surprise en réservant nos billets d’avion sans rien lui dire. À ce moment-là, nos fonds étaient plutôt bas, mais pour rien au monde je n’aurais renoncé à lui faire ce plaisir. J’avais mis ses parents dans la confidence. Ils nous attendaient au pied du sapin, où ma petite Fleur d’amour allait même en pleurer de joie. Je ne sais comment exprimer le bonheur qui fut le mien en voyant briller son regard ce soir de réveillon.

 

  L’année dernière, nous ne pûmes réitérer l’expérience comme prévu, crise sanitaire mondiale oblige. Mais moi je voulais encore voir briller les yeux de ma fleur adorée, alors je nous trouvai un petit voyage original qui, je l’espérais, compenserait un peu sa déception de ne pouvoir fêter Noël avec sa famille : une croisière dans ces îles au nom évocateur que sont les Withsundays island, au départ de Port Airlie dans le Queensland. Nous naviguerions à bord d’un voilier pouvant accueillir huit personnes maximum. Nous allions découvrir quelques-unes de ces îles paradisiaques que Fleur rêvait depuis longtemps de visiter, notamment l’île Hamilton, Long island, Daydream Island… Les noms qu’ils donnent à leurs îles sont en eux-mêmes des voyages… J’avais hâte de voir ses beaux yeux s’illuminer en découvrant notre destination, mais je voulais faire durer le plaisir jusqu’au bout, ce serait donc à la toute dernière minute ou presque que je lui annoncerais la nouvelle. Je ne lui parlai donc pas de mon projet, et elle ne me posa aucune question. Elle devait sûrement penser que de toute façon, étant donné la situation incertaine dans laquelle nous étions plongés, nous tous, citoyens du monde entier, cette année les vacances se résumeraient à quelques balades dans les parcs de notre quartier, si toutefois nous n’étions pas de nouveau confinés à domicile, et les parcs fermés.

 

  Ce fut la veille de notre départ que je lui annonçai la nouvelle, alors qu’elle s’apprêtait à s’installer sur le canapé pour écouter de la musique, après une journée stressante :

— Je sais que tu es fatiguée, ma chérie, et que tu as plutôt envie de te détendre, mais est-ce que tu ne pourrais pas reporter ta relaxation ? Parce que là, il est grand temps que tu prépares ta valise. Je dirais même que ça urge.

Fleur releva la tête vers moi d’un air ahuri. Elle resta muette pendant plusieurs secondes, avant de me répondre, voyant que je la fixais droit dans les yeux avec un grand sourire :

— Tu es sûr que tu te sens bien, Lucas ? Qu’est-ce que tu racontes ? Quels bagages ?

— Tu as très bien entendu, ma chérie, il faut qu’on prépare nos bagages, on part demain.

Là, je vis à son regard qu’elle commençait à comprendre. Ou plus exactement, pour l’instant, elle comprenait sans croire encore vraiment à ce qu’elle comprenait.

— Il faut qu’on prépare nos bagages… répéta-t-elle après moi, comme pour mieux se convaincre qu’elle avait bien entendu.

Moi, j’étais aux anges. J’adorais lui concocter de petites surprises inattendues.

— C’est bien ça, tu as bien compris. Nous partons en voyage, ma fleur d’amour…

Voilà, ça y était. Les petites étoiles venaient d’arriver dans ses yeux. Elle me connaissait, oui. Très bien. Elle savait combien j’aimais lui montrer à quel point je l’aimais. Elle m’adressa l’un de ces immenses sourires fleuris que j’adore.

Tout en ôtant les écouteurs de ses oreilles, elle me demanda, les yeux encore plus pétillants, telle une petite fille impatiente de découvrir ce qui se cache sous l’emballage de ses cadeaux de Noël :

— Et où allons-nous donc, cher Père Noël ?

— Ho Ho Ho...vous verrez bien, mon enfant.

— On va loin ?

— Va savoir…

— Mais j’ai besoin de savoir, moi, justement, pour préparer les sacs… dois-je prévoir un bagage-cabine ?

— Tu es une petite curieuse, fis-je, amusé. Oui, tu peux prévoir un bagage-cabine, on prend l’avion.

— Il y a combien d’heures de vol ?

— Non, non, non, tu ne m’auras pas, je t’en ai déjà trop dit, là. Tu as tout ce qu’il te faut comme renseignements pour préparer tes bagages.  

— OK, OK, je me rends, capitula-t-elle en riant. Bon, ben il faut que je m’y mette alors…

— Il vaudrait mieux, oui, parce qu’on décolle à 8h demain matin. Et donc, avant, tu connais la chanson, il faut rendre la voiture de location que j’ai réservée pour aller à l’aéroport, faire enregistrer les bagages, etc, etc.

— Rohhh... moi qui pensais pouvoir faire une « grasse mat’ »…

— Eh non ! Tu dormiras dans l’avion, et quand tu découvriras où on va, crois-moi, tu oublieras les « grasses mat’ ».

— Ah bon ? À ce point-là ?

— À ce point-là, oui.

— J’ai hâte d’y être, alors, minauda ma jolie Fleur. Je cours, je vole préparer ma valise !

À cet instant, je vis que toute trace de fatigue avait déserté son visage, et rien n’eût pu me mettre plus en joie.

 

 

  Le lendemain matin, à l’aéroport je cherchais des yeux notre destination sur les panneaux d’embarquement. Les comptoirs d’enregistrement pour Proserpine étaient ouverts. Une main agrippée à l’anse de ma valise, je dirigeai Fleur de l’autre, d’une légère pression sur son bras.

— On part dans le Queensland ? s’exclama-t-elle d’un air ravi, c’est génial ! On va se faire dorer au soleil, alors ?

Son sourire lumineux en amena un autre. Sur le mien. J’étais heureux.

— Mais… poursuivit-elle, dubitative, tu aurais dû me donner un indice… je n’ai pas pris de maillot de bain…

Je la rassurai avec un clin d’œil :

— Aucune inquiétude, ma chérie, j’en ai glissé trois dans ta valise, dont ce joli petit bikini que j’adore, tu sais, celui avec des hibiscus ? J’ai même ajouté les paréos assortis.

Fleur souleva un sourcil étonné tout en m’offrant un sourire émerveillé.

— Mais dis donc, tu as pensé à tout ! s’exclama-t-elle, juste avant de poser ses lèvres sur les miennes d’un baiser reconnaissant.

— Tu es heureuse ?

— Oui, très heureuse, j’ai hâte d’y être.

— Et tu n’as encore rien vu !

— Eh bien si les plages ressemblent à ce que j’ai vu un jour dans un reportage sur cette région paradisiaque…

— Ce sera mieux que ça encore, ma chérie, tu vas voir.

— OK, je te crois, je me laisse guider.

 

  Une demi-heure plus tard, nous étions installés sur nos sièges, pour un vol de deux heures trente à destination de Proserpine. Je sentais l’excitation de Fleur à l’idée de cette petite semaine en amoureux dans l’une des régions les plus paradisiaques du globe. Et je l’étais, moi aussi. Non seulement à l’idée de ces quelques jours à passer avec elle, mais aussi parce que j’avais accumulé une année de travail acharné sur un projet qui accaparait une grande partie de mon temps. Je n’avais pu prendre que quelques petites pauses, sans vraiment faire une coupure nette, la main collée à la souris de mon ordinateur portable et mon oreille à mon téléphone, pour être joignable vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Je n’avais même plus le temps de faire du sport, et je commençais à m’empâter. Cette fois, si toutefois je n’avais pas fait l’impasse sur le téléphone, responsabilité oblige pour les appels d’urgence, je n’avais pas emporté mon ordinateur. Ainsi, je ne serais pas tenté de consulter mes nombreux courriels quotidiens.

 

  L’avion atterrit à l’heure prévue. La voix charmante du commandement de bord s’adressa aux passagers : « Ladies and Gentlemen, we hope you had a good flight on our aircraft. The outside temperature is 27°. We wish you a pleasant stay in Queensland. »

 

  Après avoir récupéré nos bagages, nous nous dirigeâmes vers l’agence de location de voitures pour y récupérer le véhicule que j’avais loué.

— On est encore loin de notre destination ? me demanda Fleur, qui semblait un peu fatiguée.

— Non, non, ma chérie, une quarantaine de minutes à peine.

— J’ai hâte d’y être, me dit-elle, les yeux pétillants.

— Savoure l’instant d’avant, ma chérie. Tu sais bien, l’instant d’avant c’est le meilleur, c’est ce que tu dis toujours. Celui où on est excité à l’avance de ce qu’on s’apprête à découvrir quand on a réservé un logement à un endroit qu’on ne connaît pas, dans un lieu qu’on ne connaît pas non plus.

— Oui, tu as raison, c’est ce que je dis souvent, mais là, tu vois, je suis encore plus excitée à l’idée de le découvrir. Parce que là, quand même, on n’est pas n’importe où. On est dans le Queensland !

— Eh oui, dans le Queensland, région paradisiaque proche de la grande barrière de corail, lui répondis-je avec un grand sourire satisfait, pas peu fier de mon initiative.

 

  Cinquante minutes plus tard, nous arrivâmes à Port Airlie. Après avoir rendu la voiture de location, nous nous dirigeâmes vers la marina. Je vis l’étonnement dans les yeux de Fleur.

— Le logement est par là ? me demanda-t-elle. Dans la marina ???

Elle avait de quoi être surprise, car je lui avais affirmé un jour que jamais je ne louerais dans une marina, beaucoup trop bruyante pour mon goût, surtout le soir. Et puis je préférais de beaucoup les vues sur mer sans les bateaux devant.

— Encore un peu de patience, tu seras bientôt fixée.

— Tu ménages le suspense jusqu’au bout, dis-moi, me répondit-elle, amusée.

Je lui souris tout en scrutant les quais. Enfin, je le vis.

— Par ici, ma chérie, dis-je à Fleur d’un mouvement du menton.

Elle était de plus en plus intriguée. J’imaginais les questions qui devaient se bousculer dans sa tête, et cela m’amusait beaucoup. Nous arrivâmes devant notre bateau. Un petit yacht à voiles contenant trois cabines. À la proue, se tenait le skipper, debout, les jambes écartées, bras musclés croisés sur une poitrine athlétique, ce qui m’énerva un peu, je dois l’admettre, car il nous complexait encore plus, ma bedaine naissante et moi. Mais ce que fleur remarqua en premier, quant à elle, ce fut ce qui était inscrit sur le flanc du voilier : « Fleur de lune. »

— « Fleur de lune » : quel joli nom pour un bateau ! s’exclama-t-elle joyeusement.

— Oui, celui-là je ne pouvais pas le rater, lui répondis-je avec un sourire amusé.

Avant qu’elle n’eût le temps de me poser une autre question, le skipper, Jack de son prénom, sauta lestement du pont sur le quai, avant de nous présenter son coude, pour remplacer la poignée de main, geste sanitaire oblige, tout en nous souhaitant la bienvenue à bord. Les yeux de Fleur firent la navette entre lui et moi, moi et lui, lui et moi, encore et encore. Je vis aux traits de son visage qu’elle était en train de comprendre.

— Attends… ça veut dire qu’on part en croisière ? se risqua-t-elle enfin à me demander.

— C’est ça, on part en croisière sur « Fleur de lune », ma fleur d’amour.

— Oh là là… si je m’attendais à ça, s’émerveilla-t-elle. Merci, Lucas, merci, mon chéri…

Je vis que notre petite entrée en matière faisait sourire Jack. Mais je ne parvins pas à déterminer s’il s’agissait d’un sourire attendri ou moqueur. Pour une raison qui m’échappait, je ne le sentais pas, ce type. Et en général, quand je ne sens pas quelqu’un, ma première impression s’avère toujours exacte par la suite. Mais je chassai immédiatement mes pensées négatives. Fleur et moi étions là pour nous détendre et prendre du bon temps, je n’allais pas commencer le séjour par des intuitions sûrement complètement bidon.

Le skipper s’adressa à nous en articulant bien chaque syllabe comme s’il était en train de répéter une leçon apprise :

— En attendant que les deux autres couples arrivent, dans deux heures à peu près, je vous propose de déposer vos bagages dans votre cabine, puis d’aller découvrir notre jolie baie d’Airlie Beach. De toute façon, je suis obligé de rester là pour les accueillir, poursuivit-il avec un timbre de voix un brin autoritaire, telle celle que l’on prend quand on ne veut laisser à l’autre aucune possibilité de répondre par la négative.

— D’accord, très bien, répondit Fleur, de bonne grâce, on va faire ça.

« Tu ne nous laisses pas vraiment le choix, de toute façon », répondis-je moi-même au skipper en mon for intérieur, passablement agacé. « De toute évidence, notre présence ici avant l’heure prévue n’est pas la bienvenue. On n’a même pas encore déposé nos bagages que tu nous fous déjà dehors. J’espère au moins que tu as eu le temps de nettoyer notre cabine avant qu’on ne s’y installe. Et puis, je me serais bien posé quelques minutes, moi… J’aurais volontiers bu une boisson fraîche, je crève de soif ».

 

  Mais notre aimable skipper n’avait visiblement nulle intention de nous proposer une boisson. Apparemment, si nous voulions nous rafraîchir, il allait nous falloir nous installer à une terrasse de café quelque part dans la marina. Après un discret coup d’œil circulaire, je vis que notre cabine paraissait propre et bien rangée, c’était déjà ça… Nous posâmes nos bagages à l’emplacement prévu, puis nous nous rafraîchîmes rapidement, avant de redescendre du bateau. Je gardai pour moi mes réflexions concernant Jack, pour ne pas inquiéter Fleur, qui ne semblait pas avoir remarqué quoi que ce soit d’anormal dans le comportement du skipper. Mais moi, décidément, je ne le sentais pas du tout, ce mec. J’espérais que c’était parce qu’il était dans un mauvais jour, que ça irait mieux demain et tous les autres jours de notre croisière, parce que six jours sur un bateau en compagnie de quelqu’un qu’on apprécie moyennement…bonjour l’ambiance !

 

  Je n’aurais su dire exactement ce qui me rebutait en lui. Certes, il me dépassait d’une tête, et ses belles tablettes de chocolat avaient de quoi rendre jaloux n’importe quel homme au bras d’une superbe jeune femme comme Fleur, mais ce n’était évidemment pas cela qui m’agaçait. Quoi que… peut-être un peu aussi… Ce qui me dérangeait surtout, c’était ce sourire commercial qu’il arborait de manière automatique chaque fois qu’il croisait notre regard, le sien démentant complètement sa bouche. En d’autres termes, il avait un sourire faux. Mais la lueur de ses petits yeux fouineurs me mettait encore plus mal à l’aise. Ce que je trouvais curieux, c’était que d’habitude c’était Fleur qui ressentait avant moi la fausseté des gens, et là, rien. Elle lui souriait gentiment comme si de rien n’était. Après tout, ça venait peut-être de moi… Il faut croire que j’étais quand même un peu jaloux. Je me dis qu’il était grand temps que je fasse fondre ma petite bedaine, grâce à quelques plongeons dans la mer de corail. Car cette brioche était en train de me rendre vraiment « con ».

 

De retour sur le quai, je demandai à Fleur :

— Tu préfères qu’on prenne un verre ici, dans la marina, où qu’on aille jusqu’à la plage ?

— À la plage, non ? On trouvera bien une petite gargote là-bas. J’ai envie de me rafraîchir dans la mer. J’ai les jambes en compote.

— Comme tu veux, chérie, allons-y. Si j’avais su, j’aurais gardé la voiture encore un peu.

— Pourquoi ? C’est loin d’ici ?

— Non, pas très loin, mais si tu as mal aux pieds…

— Non, ça va aller, t’inquiète pas, c’est juste que j’ai les jambes gonflées. Tu le sais, ça me fait toujours ça, les voyages en avion.

— Bon, de toute façon, on n’a pas le choix, alors allons-y, fis-je d’un ton de voix sans doute un peu sec, car Fleur y perçut immédiatement mon énervement.

— Quelque chose ne va pas, Lucas ? Tu as l’air agacé.

— Non, non, tout va bien. C’est juste que je n’avais pas prévu ce contretemps, c’est tout.

— Tu sais, chéri, l’imprévu ça peut être bien aussi, de temps en temps, me répondit-elle avec un clin d’œil. Tu as tout bien organisé, dans les moindres détails. La surprise était réussie, l’avion était à l’heure, on a fait bon voyage, tout s’est passé comme sur des roulettes, et maintenant, on est déchargés de nos bagages et on peut se balader tranquillement en attendant de quitter le port sur notre beau voilier, alors ? Que demande le peuple ? Relax ! Profite ! Allez, viens chéri, allons voir la plage.

 

  Un quart d’heure plus tard, nous avions les pieds dans l’eau. En quelques minutes, j’oubliais complètement ma contrariété, que je jugeais d’ailleurs moi-même disproportionnée. Fleur avait raison, on n’était pas obligé de tout contrôler tout le temps. Je décidai de suivre ses conseils et de me laisser aller un peu plus. Le lagon était d’une beauté paradisiaque dans la clarté ensoleillée de ce 22 décembre. L’eau turquoise se reflétait dans les yeux de ma Fleur. Leurs nuances nacrées se mélangeaient harmonieusement, pour mon plus grand plaisir d’esthète. Fleur était rayonnante. J’étais récompensé au-delà de mes espérances par ce bonheur qui irradiait de tout son être.

 

  Nous flânâmes un long moment, les pieds dans l’eau, un verre de jus de fruits frais à la main, que nous avions commandé en passant sur l’Avenida, et que nous dégustions non sans plaisir avec une paille.

— Elle est pas belle, la vie ? s’émerveilla Fleur, câline, en se penchant vers moi pour poser sa tête sur mon épaule.

— Je suis content que ça te plaise, mon amour.

— Il faudrait être difficile !

— Je voulais t’offrir une vraie surprise pour Noël.

— Eh bien c’est cent pour cent réussi. Ce sera la première fois que je fête Noël sous les palmiers.

— Ça s’arrose alors ! Tchin ! fis-je en tendant mon verre dans sa direction.

 

  Nous trinquâmes joyeusement à notre bonne chance, puis nous nous allongeâmes une petite heure à l’ombre des palmiers. Finalement, cette injonction à peine voilée de Jack de nous éloigner de son bateau pendant deux heures était une très bonne idée. Nous étions bien, tous les deux, côte à côte, à goûter une petite sieste réparatrice, sous les vents Alizées qui faisaient crépiter les branches de palmiers au-dessus de nos têtes. Dans notre demi-sommeil, les cris et sifflements des oiseaux nous rappelaient incessamment, s’il était nécessaire, que nous étions bel et bien sous les tropiques. Oui, que nous vivions bien cette chance insolente de pouvoir lézarder au soleil tropical.

 

— Je crois qu’on va devoir y aller, maintenant, fis-je en caressant tendrement la joue de Fleur qui dormait vraiment, maintenant.

Elle ouvrit lentement ses deux beaux yeux de la même couleur que celle de la mer devant nous, et une fois encore, j’en fus ébloui. Je ne cesserai jamais d’être ébloui par son regard d’une pureté incroyable. Il paraît que les yeux sont les fenêtres de l’âme, eh bien dans le cas de Fleur, ce qu’on y lit est merveilleux. Car son âme à elle est aussi pure qu’un lac de montagne.

— D’accord, chéri, me répondit-elle simplement, tout en embrassant la paume de ma main toujours posée sur sa joue.

Je ne résistai pas. Je lui prouvai d’un long baiser romantique combien j’étais toujours amoureux d’elle, plus qu’hier et bien moins que demain, comme disait feue Rosemonde Gérard.

Puis, nous nous relevâmes et prîmes la direction du yacht, main dans la main.

 

   

  Quand nous arrivâmes, les deux autres couples de croisiéristes étaient déjà là : Élodie et Thomas, qui avaient sensiblement le même âge que nous, et Isabelle et Bruno, un peu plus âgés quant à eux. Jack semblait s’être calmé un peu. Il était plus jovial. À moins que je ne fusse en train de m’habituer à son sourire commercial…mais je décidai de croire à la première hypothèse. Si je voulais passer des moments de détente avec Fleur sur ce voilier, il était préférable que je me montre un peu moins suspicieux et beaucoup plus patient. « Après tout, personne n’est parfait », me dis-je.

 

  Comme si le skipper s’était fait les mêmes réflexions de son côté, ce dernier m’apparut réellement mieux intentionné que je ne l’avais cru de prime abord. Peut-être que notre arrivée prématurée l’avait réellement contrarié. Peut-être qu’il devait finir quelque chose et que nous l’avions interrompu. Ou bien peut-être, tout simplement, était-il une personne très organisée, mais vite déstabilisée quand elle perd ses repères… Toujours est-il qu’il avait mis les petits plats dans les grands, le temps que nous étions à la plage, et qu’il nous présenta un repas digne des plus grands chefs. Ce n’était pas lui qui les avait préparés, il avait eu recours à un restaurateur de la marina, mais la décoration de la table et la préparation des plats, c’était bien lui qui s’en était occupé. Il nous avait aussi préparé un cocktail absolument délicieux dénommé Whitehaven. Tout un programme…Et un autre, baptisé « Fleur d’amour », celui-là sans alcool. Ce dernier petit clin d’œil, sûrement involontaire et néanmoins charmant à ma Fleur d’amour à moi, ainsi que l’effort qu’il avait fait en revêtant un smoking pour nous servir, le fit remonter immédiatement dans mon estime. Finalement, il gagnait à être connu, notre skipper !

 

Nous passâmes une très bonne soirée. Durant toute la conversation que nous avions eue avec nos amis croisiéristes, j’avais regardé Fleur en coin pour essayer de détecter ses impressions sur son visage. Ma Fleur est douée d’une grande sagacité, et ce n’est là que l’une de ses nombreuses qualités. Elle est capable de savoir à qui elle a affaire avec une quasi-certitude dans les cinq premières minutes. Et ce soir-là, elle se montra très souriante et détendue. J’étais rassuré. Pour l’instant, cette croisière s’annonçait sous les meilleurs auspices.

 

Nous en apprîmes un peu plus sur nos futurs compagnons de croisière : Élodie et Thomas étaient médecins tous les deux. Elle généraliste, et lui cancérologue. Isabelle, quant à elle, était professeure des écoles et Bruno, son mari, chef d’entreprise. Ils étaient tous habitués à ce type de croisière plus « modeste », selon leurs dires. Aucun d’eux n’aimait ces énormes structures flottantes qui déversent régulièrement des hordes de touristes sur les plus beaux sites du monde, lesquels s’en trouvent ensuite complètement dénaturés. Ils préféraient de beaucoup les petits bateaux comme celui où nous nous trouvions. Quant à Fleur et moi, à côté d’eux nous avions l’air de deux candides la veille de leur baptême d’eau.

En tout cas, ils me firent bonne impression à moi aussi. Ils étaient tous aussi sympas les uns que les autres et ils avaient l’air de bien aimer rire. Ce qui m’allait parfaitement !

 

 

  Après une bonne nuit de sommeil, pendant laquelle le cocktail de la veille en fit généreusement ronfler deux d’entre nous, nous prîmes le large, tout excités à l’idée de ce voyage dans les îles. Fleur et moi un peu plus encore que les cinq autres, car pour nous c’était une première.

 

  Cette glissade sur les eaux nuancées de turquoise, de bleu azur et d’indigo était comme un rêve pour Fleur et moi. Elle n’eut nul besoin de m’exprimer son ressenti, car je le vis dans son regard. Ni moi le mien, car elle le devina dans mon sourire. Bien que nos compagnons de croisière eussent l’habitude de ce style d’évasion, ils n’en étaient pas moins émerveillés que nous. Peut-on un jour se lasser d’un tel spectacle ? Tout comme pour nous, leurs yeux balayaient l’horizon du regard avec des mines réjouies. C’est là ce que moi j’appelle « boire l’instant ».

 

  Nous étions tous dans le même état de béatitude, lorsque tout à coup, la voix de Thomas brisa le silence :

— C’est normal ce qui arrive à droite, là-bas ?

Nous tournâmes tous notre tête en même temps dans la même direction que la sienne.

— Oh c’est rien, ça, lui répondit Jack. Il va passer plus loin.

Sans que nous ayons besoin de parler, il n’était pas difficile de deviner ce qui était en train de nous traverser l’esprit à tous : « on l’espère bien que ça va nous contourner, parce que ça ne sent pas bon du tout ! » En effet, de gros nuages noirs parsemés d’éclairs étaient en train de progresser dangereusement dans notre direction.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda Fleur.

— Ça m’a tout l’air d’être une tempête tropicale, répondit tranquillement Jack.

— Comment ça une tempête tropicale ? intervint Élodie. Pourquoi ? C’était prévu, ça ?

Je pensais naïvement que Jack allait nous répondre « non », mais de sa voix ostensiblement calme où perçait tout de même une toute petite pointe d’inquiétude, il nous répondit :

— Elle était bien annoncée, mais…ils ont dit qu’elle allait passer bien au large.

— Vous êtes sérieux, là ? s’en mêla Isabelle. Vous saviez pour ce truc et vous nous avez quand même fait prendre la mer ?

— Pas d’inquiétude, je vous dis. Elle ne va pas passer sur nous.

— Vous en êtes sûr de ça ? demandai-je à mon tour, plus pour me rassurer moi-même que pour ajouter foi à ce que venait de nous dire Jack d’un timbre de voix tout sauf rassurant. Enfin pour moi, en tout cas.

Je ne savais pas si les autres pensaient la même chose que moi, mais je venais de comprendre très clairement la situation. D’ailleurs, l’air étonné d’un autre skipper de la rade, un peu avant notre départ me revint en mémoire et confirma mes doutes : « tu sors quand même, Jack ? » Ce dernier avait répondu oui d’une voix assurée, mais moi j’avais tiqué. Avant de chasser immédiatement de mon esprit ces saletés de pensées négatives encore en train de vouloir me gâcher la vie.

 

  Mais maintenant je comprenais parfaitement mon pressentiment de la veille et mes doutes envers ce type qui n’était vraiment pas net. De toute évidence, il avait quand même pris le risque de sortir en mer, tout en sachant que la météo n’était pas propice. Eh oui, parce que vous comprenez, ça n’arrangeait pas ses bidons, ça ! Pour l’instant, nous n’avions versé qu’un acompte. Il ne voulait pas perdre une seule journée de gains ! Surtout qu’à l’heure qu’il était, nous ne savions pas combien de temps allait durer cette tempête. À ces pensées, je sentis la colère monter en moi.

— Attendez, intervins-je à mon tour, vous saviez qu’une tempête était en train d’arriver et vous nous avez quand même embarqués dans cette galère ?

— Puisque je vous dis qu’elle va nous contourner… répondit-il sans se départir de son culot, tout en manœuvrant le bateau dans l’espoir que ce vent violent qui venait de se lever et qui nous poussait tout droit vers le monstre, allait soudain décider, par le plus grand des miracles, de nous pousser dans l’autre sens.

— Mais t’es complètement inconscient, mec ! m’écriai-je, avant d’être surpris, comme les autres par une puissante rafale qui claqua violemment contre nous tel un immense fouet.

 

  Naturellement, le nuage ne passa pas seulement au large, il s’apprêtait tout bonnement à nous avaler dans sa gorge noire. Notre yacht semblait être aspiré dans une spirale. Très vite, Jack ne maîtrisa plus rien du tout. Le bateau tournait en tous sens, soulevé par des vagues de plus en plus hautes. Nous dûmes nous mettre à l’abri dans nos cabines, tandis que Jack continuait à manœuvrer inutilement la barre. Des éclairs puissants illuminaient nos hublots toutes les deux secondes, tandis que le tonnerre ébranlait nos cabines. J’avais l’impression de me trouver dans un shaker. Nous étions secoués dans tous les sens, nous accrochant où nous pouvions pour ne pas risquer d’être projetés. Nous étions tous muets de stupeur, déjà sûrs que nous étions en train de vivre notre dernière heure.

Soudain, Jack nous cria du haut de l’échelle menant aux cabines :

— Remontez ! Il faut prendre le canot, on a une avarie !

Avec le tonnerre et ce vent déchaîné qui hurlait dans nos oreilles, je n’arrivai pas à comprendre très bien ce qu’il nous disait, mais je saisis immédiatement l’urgence de la situation, en captant les mots principaux : « canot » et « avarie ».

— Il faut remonter, ma chérie, criai-je à Fleur.

J’appelai les autres aussi.

 

  Quelques secondes plus tard, nous étions tous sur le pont, titubant sous la fureur des éléments, nous accrochant désespérément au bastingage pour ne pas passer par-dessus bord. Nous aidâmes Jack à mettre le canot à la mer, puis un à un, nous nous transbordâmes, la peur au ventre. Aucun de nous ne parlait, mais nous avions tous la même pensée en tête : ce canot ne nous sauverait pas plus des éléments en furie que le voilier que nous venions de quitter. Nous le pensâmes encore plus fort lorsque le canot pencha dangereusement d’un côté.

— Il faut répartir les charges ! cria Jack.

Je réagis au quart de tour et me levai pour changer de place. Sur ce coup-là, j’aurais peut-être dû me montrer moins réactif et observer un peu mieux autour de moi avant d’agir, car je fus happé par une lame plus puissante que les autres, qui me déstabilisa et me précipita à l’eau.

La dernière chose que j’entendis fut la voix éplorée de Fleur qui criait désespérément mon prénom, tandis que Jack me lançait inutilement une bouée de sauvetage qui fut aussitôt emportée par les vagues dans la direction opposée à la mienne.

 

  Je me souviens d’avoir été submergé plusieurs fois. Il était inutile de nager, tant les vagues elles-mêmes se heurtaient les unes aux autres, comme sous l’effet d’une immense colère. Moi j’étais pris au milieu et je suffoquais entre chacune de leurs invectives. L’espace d’un instant, ma main effleura quelque chose à la surface de l’eau. Je tournai mon regard dans cette direction, et là je vis un morceau de la coque du bateau qui flottait en s’éloignant déjà de moi, emporté par une nouvelle vague. Je nageai dans cette direction avec l’énergie du désespoir. Un ange avait-il attiré mon attention vers cette planche de bois ? Un autre m’aida-t-il à braver les éléments ? Je réussis à l’atteindre. Je m’y agrippai de toutes mes dernières forces et réussis à me hisser dessus. Je restai allongé sur cette embarcation de fortune, jugeant que c’était sans doute là la meilleure position pour résister à la puissante houle sans tomber de nouveau à l’eau.

 

  Je ne sais combien de temps je dérivais ainsi sous les éclairs et les claquements incessants des vagues, mais ce que je sais aujourd’hui, c’est qu’à l’ultime instant de la dernière heure, l’être humain arrive à trouver en lui-même ces ressources insoupçonnées capables de l’aider à s’en sortir.

 

  La tempête enfin passée, j’étais toujours allongé sur mon débris de coque, à moitié endormi, la bouche desséchée par le sel et le soleil qui était revenu. Je luttais contre le sommeil, mais c’était de plus en plus difficile, car j’étais épuisé. Je l’étais tellement que je ne remarquai pas le changement de couleur de l’eau, laquelle était de plus en plus claire. Ce fut au moment même où j’allais m’endormir que dans ma demi-conscience je vis apparaître une terre devant moi. Elle était encore loin, mais elle était bien là. Je croyais avoir épuisé tout mon potentiel de survie, pourtant je me rendis compte en remuant mon corps qu’il me restait encore suffisamment d’énergie pour m’en rapprocher à la nage. Au fur et à mesure de mon avancée dans l’eau de plus en plus tiède, je vis qu’il s’agissait d’une petite île.

 

  Aussitôt arrivé sur le sable blanc, je m’y étalai de tout mon long. Cette fois, j’étais complètement vidé de toute énergie, je me dis que je n’aurais pas pu faire deux brasses de plus. 

 

 

  Ce furent les cris stressants d’un héron qui me réveillèrent brutalement d’un long sommeil, alors que la moitié basse de mon corps trempait dans l’eau et que j’étais déjà entièrement rouge comme une écrevisse. L’oiseau était en train de s’approcher doucement de moi en me scrutant de ses yeux perçants. Dès que je bougeai, il s’envola. Je me relevai péniblement. J’avais l’impression d’avoir couru un marathon. J’avais les membres engourdis, la sensation de peser une tonne, et tout mon corps me brûlait.

 « Ah ouai, d’accord », me dis-je en me scannant de la tête aux pieds. « À ce stade, la Biafine ne sert plus à rien ». « De toute façon, t’en as pas, mec, de Biafine, me mis-je à parler tout seul, t’as plus rien, juste tes yeux pour pleurer. Et Fleur ? Où es-tu, ma Fleur ? J’espère que tu es vivante quelque part, et en sécurité. »

J’avançai plus avant, la mort dans l’âme. Ce qui me chagrinait le plus, ce n’était pas de me retrouver sur ce bout de terre probablement désert, vu sa largeur, et sachant que la plupart des îlots de la mer de Corail le sont, mais de ne pas savoir ce qui était arrivé à Fleur. Si elle avait succombé à cette tempête, j’en mourrais de chagrin, et je m’en voudrais jusqu’à la fin de mes jours de l’avoir entrainée dans cette aventure. Ou plutôt dans cette mésaventure. Ah tu parles d’un Noël ! Original, ça c’est sûr ! Sur ce coup-là, je ne lui aurai pas menti, à Fleur. Plus original, tu meurs !

 

  Je me mis à l’abri des palmiers, me jugeant avec humour bien assez bronzé comme ça. Heureusement qu’il y a l’humour dans la vie. Que serions-nous sans lui ? Principalement dans ce genre de situation extrême. « Disons-le carrément, ajoutai-je en mon for intérieur, complètement défaitiste : ce genre de situation désespérée ». Je m’assis sur un tronc d’arbre, le temps de réfléchir à la question et de déterminer ce qu’il convenait de faire maintenant, et surtout vers où me diriger. J’avais le temps, de toute façon, aucune tâche à terminer, aucun rendez-vous, aucun projet, et pour cause, je me trouvais présentement sur une île déserte de chez déserte. Et il y avait fort peu de chance pour qu’un bateau se pointe subitement pour me porter secours.

 

  J’en étais là de mes réflexions, lorsque mon regard fut attiré par un petit morceau de chiffon, un peu plus en avant sur ma droite. Il était vraiment petit, mais sa couleur rubis ressortait avec éclat sur le sable blanc. Je me levai et m’approchai du morceau d’étoffe. Non… me dis-je, c’est pas possible… Je m’approchai encore. Je me penchai, le ramassai et le bout de tissu dans mes mains, je pus me rendre compte avec un immense sourire que je ne m’étais pas trompé. J’avais sous les yeux un morceau déchiré du paréo de Fleur. Celui qu’elle portait au moment où nous avions été surpris par la tempête. « Donc, c’est qu’elle est aussi quelque part sur cette île », pensai-je, le cœur battant.

 

  À partir de ce moment-là, je cessai de me poser mille questions, je me mis immédiatement à sa recherche. J’allais faire scrupuleusement le tour de l’île, puis si je ne la trouvais pas sur la plage, j’irai vers l’intérieur des terres. Bien que je fusse toujours très fatigué, j’allai chercher au fond de moi le peu d’énergie qui me restait.

 

  Jusqu’à quelle limite extrême de dénuement et de faiblesse l’être humain est-il capable de puiser en lui de nouvelles ressources ? Serait-ce que celles-ci se renouvellent automatiquement en fonction de l’urgence ou de l’importance de la situation ? Toujours est-il que mon corps semblait s’être complètement régénéré à l’instant même où j’avais découvert le morceau de paréo.

 

  Je me mis donc à longer la mer, restant le plus possible sous les palmiers et cocotiers, pour éviter le soleil et d’autres brulures. Au cours de mon avancée, je croisai toutes sortes d’oiseaux, dont un casoar à casque, guère sympathique et qui semblait m’en vouloir de troubler ainsi sa tranquillité, mais qui finit par s’éloigner, fort heureusement pour moi. J’eus même la chance de voir une tortue géante. Ce fut au moment où je quittais une anse pour entrer dans une autre, que j’entendis des voix. Mon cœur se mit à battre plus fort. Je contournai l’anse, et de loin je les vis, tous les cinq. Ils étaient en train d’essayer d’allumer un feu de bois, à l’ancienne, en frottant deux pierres l’une contre l’autre, comme au bon vieux temps de la préhistoire. Eh oui, parce que quand on est surpris par une tempête, on a rarement le temps de penser à emporter une boîte d’allumettes, laquelle arriverait complètement trempée, de toute façon.

 

  Fleur sentit-elle ma présence, elle releva la tête, qu’elle tourna dans ma direction au moment même où je m’apprêtais à l’appeler. Lorsqu’elle me vit approcher d’elle, elle resta figée sur place. Elle me fixa pendant quelques secondes de ses beaux yeux lumineux, avant de s’élancer vers moi en criant de joie. Les autres en furent si surpris que Thomas en perdit l’équilibre et tomba en arrière sur le sable, ses deux pierres dans les mains, ce qui fit rire les autres.

  Fleur se jeta littéralement contre ma poitrine en pleurant. Elle s’accrochait à moi de ses bras graciles, me serrait, me serrait… à m’étouffer.

— Lucas, mon Lucas… je te croyais mort, oh, mon Dieu…

Elle détacha légèrement son corps du mien et me scruta attentivement, comme pour mieux s’assurer qu’elle n’était pas en train de rêver, puis elle se serra de nouveau contre moi, des larmes dans les yeux. Pendant ce temps, les cinq autres rescapés nous applaudissaient chaleureusement, heureux, eux aussi, de nos retrouvailles.

 

  J’appris qu’ils étaient arrivés sur l’île la veille, après avoir été malmenés autant que moi par la houle.

— Mais nous, au moins, on était ensemble, me dit Fleur d’un air triste. Ça a dû être horrible pour toi, tout seul dans ces vagues agitées !

— C’est vrai que là, j’ai bien crû ma dernière heure arrivée. Mais tu sais ce qui était encore plus horrible pour moi ? C’était de ne pas savoir ce que tu étais devenue. Maintenant, tu es là, mon amour. On est ensemble, c’est l’essentiel. Et on va s’en sortir.

— Oui, tu as raison, on va s’en sortir. D’ailleurs, se retrouver comme ça, ici, c’est déjà miraculeux, tu ne trouves pas ?

— Alors là, tu peux le dire ! En m’échouant ici, je m’attendais à tout sauf à ça ! répondis-je, un grand sourire aux lèvres.

— Miracle de Noël, en conclut ma Fleur, avec cette pureté enfantine que je lui connais et que j’aime tant. Tu n’as pas oublié que c’est Noël aujourd’hui ?

— Ah ça… désolée, ma chérie, mais… si, je l’avais complètement oublié, tu vois. Je n’ai pas eu le temps de t’acheter un cadeau, cette année.

Fleur sourit, amusée.

— C’est toi, mon cadeau. Le plus beau des cadeaux.

— Et toi le mien. On n’a besoin de rien d’autre, si ?

— Non, tu as raison, on n’a besoin de rien d’autre. Et puis… on a quelques poissons, que Jack et Thomas ont pêchés à main nue.

— Ah non, ne me parle pas de ce skipper de mes deux, s’il te plaît, me rembrunis-je immédiatement à l’énoncé de son prénom.

— Non, Lucas, s’il te plait, ne lui en veux pas. Ce qu’il a fait est impardonnable, c’est vrai, mais pardonne-lui quand même, je t’en prie. Quand on y pense, il en a bavé autant que nous, dans cette tempête. C’est sûr qu’il n’aurait pas dû faire cette bêtise, mais tu sais, il a tout perdu. Nous, on va retrouver notre maison, notre vie. Lui, en perdant son bateau il a tout perdu.

— C’est quand même pas notre faute, Fleur.

— Tu sais, on ne sait pas toujours pourquoi les gens font ce qu’ils font… Et puis… c’est Noël. Et à Noël, on se pardonne tout, n’est-ce pas ? ajouta-t-elle avec un sourire.

Je n’ai jamais pu résister à son sourire. Je n’allais pas non plus résister ce jour-là. Ce soir-là. Cette nuit-là. Dans ce lagon paradisiaque sous un clair de lune enchanteur.

 

  Nous réveillonnâmes de poisson frit au feu de bois, que Jack réussit finalement à allumer, de noix de coco, de bananes et de mangues. Nous remplaçâmes le champagne par du jus d’ananas que nous versâmes dans des conques vides, puis que nous levâmes à bout de bras pour nous souhaiter un joyeux Noël. Je n’irai pas jusqu’à dire que nous étions heureux d’être là, mais nous étions vivants, en tout cas, et remplis de gratitude envers la vie, Dieu, les anges, la providence, ou quelque entité que ce fût de nous avoir sauvés de la mort.

 

  Le jour même de notre disparition en mer, des recherches avaient été lancées pour nous retrouver, car dans son inconscience, Jack avait tout de même eu la bonne idée d’informer sa compagne de l’heure de notre départ et de notre destination. Un avion de secours sillonnait les eaux et les îles sans relâche. Trois jours plus tard, le pilote aperçut enfin nos bras en train de s’agiter en l’air à son passage au-dessus de nous.

Nous rentrâmes sains et saufs, sous les halos des projecteurs et les flashs des journalistes. Avant de nous quitter en grandes embrassades émues, nos compagnons d’infortune et nous échangeâmes nos coordonnées et promîmes de nous revoir très vite. 

 

  Neuf mois plus tard, une jolie petite fille naissait de notre mémorable réveillon de Noël. Depuis, je raconte à qui veut l’entendre, parmi tous ces couples stériles, que le meilleur régime à adopter pour y remédier, c’est « poisson-noix de coco-bananes-mangues. »

 



20/11/2021
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