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Le voisin

Le voisin

 

 

   10 heures à la pendule de notre salon. Petits coups légers frappés de l'autre côté du mur mitoyen. Apparemment, des coups de marteau. Après une journée bien remplie, Seb et moi sommes en train de nous détendre devant un bon film policier. Ces petits coups, aussi légers soient-ils, en parfaite synchronie avec la scène angoissante que nous sommes en train de visualiser, accentuent aussitôt notre nervosité. Le premier d'entre eux me fait même sursauter. La persistance du bruit, accentué de seconde en seconde, finit par nous irriter. Seb lève les yeux vers la pendule, agacé. Quant à moi, je pense immédiatement à notre fille qui dort à l'étage et qui risque de se réveiller.

 

   Après quelques minutes, le bruit s'arrête. Nous reprenons le cours de notre thriller, sans aucun commentaire. Le récit est haletant, pas question d'en perdre une miette. Mais à la fin du film, Seb laisse enfin libre cours à son agacement.

 

   Le lendemain, exactement à la même heure, mêmes coups de marteau de l'autre côté du mur. D'abord légers, puis de plus en plus forts. Cette fois, Seb est occupé à faire les comptes, tandis que je suis plongée dans la lecture d'un roman captivant. Il est le premier à les entendre et pousse alors un soupir d'exaspération. Je lève la tête. À mon tour, je perçois les bruits.

Avant que j'aie eu le temps de parler, Seb se lève de sa chaise et se dirige vers le mur, qu'il invective de sa voix de stentor. Pour toute réponse, il obtient le son strident d'une scie électrique, laquelle accentue le vacarme encore un peu plus. Cette fois, mon Seb est rouge écarlate. Il marmonne entre ses dents, ce qui n'est pas bon signe. Je sens monter sa colère. Il s'indigne maintenant haut et fort du culot des gens. J'essaie de calmer le jeu, émettant l'hypothèse de travaux de rénovation, puisque notre voisin vient juste d'emménager. Seb néglige ma remarque en levant les yeux au ciel, visiblement exaspéré. À l'instant même où son poing va s’abattre sur le mur, le bruit s'arrête.

 

   Le lendemain, même timing, même scénario, mais un Seb plus détendu et donc plus conciliant. Jusqu'à ce que notre discussion soit interrompue par un bruit assourdissant de l'autre côté du mur. Je vois s’envoler son catalogue de mots croisés en même temps qu’il s’éjecte du canapé, comme s’il était assis sur un ressort. L’œil furibond, il se dirige aussitôt à grandes enjambées vers la porte d'entrée, qu'il ouvre à toute volée, avant de se ruer à l'extérieur. À présent, j’entends qu’il est en train de se défouler sur la porte voisine, tandis que la scie électrique émet de nouveau. C'est donc un tintamarre de crissements et de coups de poing rageurs qui menace maintenant de réveiller tout le quartier.

 

   Arrêt soudain de la scie. On n'entend plus que les virulents coups de poing de Seb. Puis, le silence. Je m'approche tout doucement de notre porte d'entrée restée ouverte. Je tends l'oreille. Ma moitié est certainement en train de parlementer avec le voisin. Mais aucun son de voix ne me parvient. Ce silence est presque plus angoissant que le vacarme d'il y a un instant. Je m'approche un peu plus et passe la tête à l'extérieur. Seb se tient toujours devant la porte de notre voisin, le doigt au-dessus de la sonnette, l'œil noir. Après quelques secondes de silence total, face à face avec une cloison hermétiquement close, Seb finit par renoncer et revient chez nous.

 

   Une angoisse m'étreint. Soudaine. Inexplicable. Un silence lugubre vient de s'installer dans la maison et tout autour. Pourquoi cette pensée me vient-elle à l’esprit ? Je ne saurais le dire, mais c'est bien le qualificatif qui convient : lugubre. Je n’aurai pas le temps de me laisser aller plus longuement à mes sombres pensées, car la scie émet de nouveau. À cet instant précis, j'ai l'impression que les yeux de Seb vont lui sortir des orbites, tandis qu'il se dirige vers le mur en brandissant rageusement les deux poings. Mais tout à coup, le bruit s'arrête. Seb suspend son geste, attendant que reprenne le ronronnement strident. Ce qui n’a pas lieu. Il reprend donc place sur le canapé.

 

   Le lendemain et les jours suivants, toujours à la même heure, nouveaux bruits de bricolage, alors que je suis seule avec Lise, Seb participant à un séminaire à plusieurs centaines de kilomètres de chez nous. Je ne fais aucun geste ni aucun bruit. Je suis inexplicablement inquiète. Je sens planer un danger de l'autre côté du mur. En même temps, je suis bien incapable d'en expliquer la raison. Je me rends bien compte que ma peur est totalement irrationnelle. Mais c'est plus fort que moi.

 

   De nouveau, les coups de marteau se font entendre. Puis, plus rien. Quelques instants plus tard, je perçois comme un gémissement de l'autre côté du mur. Un instant seulement. Puis, de nouveau, le silence. Encore quelques minutes après, j'entends un nouveau geignement. Est-ce mon oreille aux aguets qui me trompe ? Un trop-plein d'imagination ? Je m'approche du mur, le cœur battant. J’y accole mon oreille. J'entends encore une plainte, mais étouffée. Si bien que j'ai un doute à propos de ce que je viens de percevoir. S'agit-il bien d'un gémissement ? Mon cœur bat la chamade. Je ne sais plus quoi penser. Ni quoi faire. Je ne sais plus rien. Puis, le bruit s’arrête. Je décolle mon oreille du mur et décide d'aller me coucher.

 

   Quand j'explique la scène à Seb, le lendemain, il se moque gentiment de moi et de mon imagination débordante, laquelle me fait voir des "Barbe-bleue" à chaque coin de rue. Forcément, j'écris des romans... Pour me rassurer, Seb me dit que notre voisin est sûrement un cinéphile fan de films d'horreur. Ce sont les gémissements des acteurs, que j'ai entendus, ni plus ni moins. Je n'en crois rien. J'insiste, sûre de moi. Il est quand même assez rare de visionner un film d'horreur tout en bricolant. Puis, finalement, je me range à l’avis de Seb. Son explication est certainement la bonne. En tout cas la plus rassurante. Et surtout, la plus plausible. Mais voilà que, de nouveau, sur le coup de 10 heures, la plainte se faire entendre. Seb la perçoit aussi. Il tente avec humour, mais sans aucun succès de me faire rire en me traitant de perverse qui écoute aux portes.

 

   Le lendemain, jour de repos pour moi, le facteur dépose par erreur dans ma boîte aux lettres une enveloppe adressée au voisin tapageur. Je décide aussitôt de la rendre sans tarder à son propriétaire. En mains propres. Ce sera l'occasion pour moi de voir de quoi il a l'air et de braver ainsi mon instinctive autant qu'injustifiable crainte. Deux ou trois secondes plus tard, je peux enfin mettre un visage sur l'esprit frappeur. Du moins de l’autre côté de cette porte qu'il entrouvre à peine. L'homme, jeune, au faciès renfrogné, ne répond pas à mon bonjour. Son regard noir et perçant me donne immédiatement des sueurs froides. Je lui explique le but de ma visite, tout en lui tendant l'enveloppe. Il la prend en silence, me dévisage sans vergogne. Puis, sans un mot de remerciement, il referme lentement, le regard toujours fixé sur moi. Des frissons d'angoisse me parcourent l’échine.

 

   Après cet épisode, plus aucun son en provenance de l'autre côté du mur. Et pour cause, notre voisin a déménagé. Et sans faire de bruit, cette fois.

 

   Quelques mois plus tard, nous partons, nous aussi, pour emménager dans notre nouveau lieu de résidence : une maison à la campagne. Nous voilà enfin propriétaires ! Et notre famille s'est agrandie.

 C'est là qu'un soir, au journal télévisé, nous apprenons le démantèlement d'un trafic d'enlèvements, dont l'un des lieux de séquestration s'était trouvé, pendant un temps, dans notre ancien quartier. Les victimes féminines y avaient subi une "préparation", dans l'attente d'être utilisées plus tard par une secte sadomasochiste.

 

   Je demande à Seb dans quelle rue se trouve cette maison de l'horreur. Il n'en sait pas plus que moi, puisque nous avons raté le début des infos. Il me promet gentiment de se renseigner, idée que je refuse immédiatement, presque en hurlant. Seb me regarde tout d'abord d'un air ahuri, puis, habitué à mes lubies de romancière fantasque un tantinet bipolaire, il reprend tranquillement le fil du journal télévisé.

 

   Quant à moi, me moquant de moi-même et de mon imagination trop fertile, je me dirige vers mon bureau, m'y assieds, et y commence la rédaction d'un nouveau roman, que je ne finirai jamais, mais qui, un jour lointain, deviendra la nouvelle que vous êtes en train de lire.

 

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06/09/2022
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