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L'ange n'est pas toujours celui qu'on croit

 

 

   Deux hommes se croisent tous les jours sur le même trottoir. L’un, que nous nommerons Monsieur X, toujours tiré à quatre épingles, en costard cravate d’une marque prestigieuse bien connue, les cheveux toujours impeccablement coiffés, porte invariablement le même attaché-case à bout de bras et le même air sérieux et important sur un visage blême. Il marche d’un pas rapide, comme s’il était pourchassé par le diable en personne.

 

   L’autre, que nous nommerons Monsieur Y, porte toujours le même survêtement des années 80, trop grand pour lui, criblé de tâches de vin et de mauvais alcool. Il a la barbe drue et le cheveu hirsute. Il tient, quant à lui, au bout de son bras maigre, la même bouteille de piquette qu’il remplit tous les jours, et sur son visage rouge, le même air hébété.

 

   Monsieur X sort, comme d’habitude, de la même bouche de métro bondée, pour rejoindre le même bureau aseptisé, dans la même rue agitée. Monsieur Y, comme chaque jour, vient de quitter sa demeure de carton, sous le pont où mugissent à cette heure les klaxons des voitures.  Comme attiré par un aimant, il marche invariablement dans la même direction, en quête de quelque menue monnaie pour refaire le plein de carburant.

 

   Chaque matin, inlassablement, lorsqu’il croise Monsieur X, Monsieur Y se fend d’un sourire édenté et lui tend une main aux ongles charbonnés.

   Chaque matin, invariablement, Monsieur X feint de ne pas l’avoir vu, fixe son regard droit devant, accélère la cadence de son pas, tout en fronçant imperceptiblement les narines, et bien sûr, méprise résolument la main tendue vers lui.

 

   Mais voilà que ce jour-là, un instant avant l’heure de leur croisement quotidien, surgit entre eux un troisième homme, qui lance tout à coup son bras en direction du menton de Monsieur X, tout en lui arrachant son attaché-case de l’autre. La scène ne dure que quelques secondes. Avant que Monsieur Y n’ait le temps de réaliser ce qui se passe, l’agresseur a déjà disparu.

 

   Monsieur X git maintenant au sol, complètement sonné, le nez ensanglanté et probablement cassé. Monsieur Y se penche alors sur lui, dépose sa précieuse bouteille au sol et s’enquiert de son état de santé :

       
- Eh Monsieur… Ça va ? Rien de cassé ?

Aucune réponse de Monsieur X, apparemment sonné et sérieusement amoché. Monsieur Y insiste :

      
- Eh Monsieur… Réveillez-vous…

 

Pendant que Monsieur Y tente désespérément de réveiller Monsieur X, la foule pressée des banlieusards les croise sans s’arrêter, sans les regarder. Certains enjambent même Monsieur X en râlant.

         
- Quelqu’un peut appeler les secours ? crie alors Monsieur Y à la cantonade.

 

Sans succès. Lui vient alors une idée. Il lui semble avoir vu ça quelque-part… un jour… du temps où il habitait encore dans une vraie maison, avec une vraie table, un vrai lit, une vraie… Mais oui, c’est ça ! Une télévision ! C’est à la télévision qu’il a vu ça ! Monsieur Y ramasse alors sa bouteille, se positionne derrière Monsieur X, s’agenouille, lui soulève la tête d’une main, et de l’autre, lui fourre le goulot de la bouteille sous le nez. Est-ce l’odeur âcre de la piquette ou celle, non moins prononcée des vêtements et du corps de Monsieur Y, Monsieur X ouvre son œil valide.

        
- Ah ! Ça va mieux avec ma chopine, hein ? T’en fais pas mon gars, on va te sortir de là. Allez, je vais t’aider à te relever.

 

   Reprenant peu à peu ses esprits, Monsieur X essaie de soulever son corps devenu tout à coup plus lourd qu’une caisse pleine de livres. Monsieur Y l’agrippe sous les épaules pour l’aider à se relever complètement. C’est alors que surgissent tout à coup deux officiers de police qui se saisissent aussitôt de Monsieur Y, pendant que deux autres agents prennent en charge Monsieur X.

 

   Monsieur X est immédiatement emmené aux urgences et Monsieur Y au poste. Monsieur X, sur le moment, sonné comme il l’était, n’a pas eu la présence d’esprit de dédouaner Monsieur Y auprès des policiers, mais il est bien conscient, à présent, de l’aide précieuse que lui a apporté son bienfaiteur. Aussitôt sorti de l’hôpital, avec le nez cassé et un œil au beurre noir, il prend la direction du commissariat de police et dès qu’il s’y présente, avant même de penser à porter plainte contre son agresseur, innocente cet homme qui lui a porté secours.

         
- Comment ? Mais ce n’est pas lui qui vous a agressé ? lui demande-t-on d’un air surpris.

        
- Non! Lui, il m’a secouru, au contraire. Et vous feriez bien de le relâcher tout de suite, car il mérite les honneurs, c’est le seul qui m'ait aidé.

 

   Quand remis de ses émotions, quelques jours plus tard, Monsieur X croise de nouveau Monsieur Y, il ralentit le pas, lui sourit en le regardant droit dans les yeux, tend le bras pour lui serrer la main, et fait plus que lui donner une pièce pour acheter son carburant. Il l’invite à le suivre sur le chemin de son bureau aseptisé, le prie de s’asseoir confortablement dans son fauteuil de salon et lui propose un contrat, contrat qui lui rendra une maison, une table, un lit et une télévision.

 

A partir de ce jour, plus jamais Monsieur X ne méprisera une main tendue croisant par hasard son chemin.

  

Martine 

 

   

 



02/09/2015
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