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L'ami Web

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  Debout derrière la fenêtre grande ouverte de son bureau, Thomas observe en souriant la valse des oiseaux en train de voltiger en sifflant joyeusement autour des arbres en fleurs. À le voir ainsi, un sourire béat illuminant son visage, on serait tenté de le considérer comme un contemplatif. C’est pourtant loin d’être le cas. Informaticien de métier, ce sont plutôt les séries de 0 et de 1 qui dansent d’habitude devant ses yeux, et il n’est guère friand de ces pauses bucoliques, qu’en général il considère comme des pertes de temps. Mais aujourd’hui c’est différent. Aujourd’hui, il est en congé, et il ne s’agit pas d’un congé ordinaire.

 

    En effet, la veille il s’est disputé violemment avec son patron, lequel a la fâcheuse habitude de pressuriser au maximum son personnel, tout en considérant cela comme parfaitement normal, Thomas y compris. Thomas particulièrement. Car ce dernier a la réputation, aussi bien pour tous ses collaborateurs que pour sa hiérarchie, d’être un homme de confiance, volontaire, très professionnel, passionné par son métier, et surtout, toujours prêt à accepter de nouveaux défis, autrement dit de nouveaux objectifs, même lorsque ceux-ci s’avèrent irréalisables, du moins pour le commun des mortels dont il fait partie.

 

   Mais la veille, un événement fâcheux a été la goutte qui a fait déborder le vase : son responsable hiérarchique, avec le culot phénoménal qui le caractérise et un sourire diabolique, lui a annoncé que ses congés étaient refusés, car un client de la boîte venait de leur confier une tâche compliquée et urgente qui ne pouvait attendre, et qui ne pourrait être accomplie avant cette date si Thomas prenait ses congés. Thomas a d’abord cherché à négocier, objectant calmement et poliment à son chef qu’on l’en informait un peu tard, qu’il avait posé ces congés depuis longtemps, et que faute de réponse dans les délais prévus il avait déjà réservé son billet d’avion et son hôtel. Peine perdue, l’homme est resté intraitable, se moquant éperdument du préjudice financier et moral probable pour Thomas, visiblement très contrarié. Il a maintenu sa position avec le même ton autoritaire et le même sourire sadique. Trop, c’était trop ! La cocotte-minute qu’était devenu Thomas au fil du temps a soudainement explosé. Le visage écarlate et la voix éraillée, il s’est écrié :

–– Hors de question ! Il est absolument hors de question que je renonce à mes congés, vous m’entendez ? Hors de question ! Non seulement je vais les prendre comme prévu, mais en plus, je vais prendre une journée également demain, que ça vous plaise ou non ! Et ceci n’est pas négociable ! Si cela ne vous convient pas, vous n’avez qu’à me licencier, je me ferai un plaisir d’aller aux Prud’hommes, où je parlerai de mes heures supplémentaires non payées depuis des années, de mes conditions de travail et de tout le reste. À bon entendeur, salut ! 

 

    Le patron indélicat en est resté bouche-bée, se contentant de regarder son meilleur développeur s’éloigner d’un pas énergique en direction de la porte. Avant que ce dernier n’ait eu le temps de la franchir, il a simplement répondu, histoire de garder la face, et d’avoir au moins le dernier mot :

–– D’accord, mais dans ce cas, vous veillerez tout de même à former votre remplaçant, et ceci dès maintenant ! 

–– Non, je commencerai après-demain, a rétorqué tranquillement Thomas qui, se sentant galvanisé par cette action d’éclat dont il s’étonnait lui-même, car il s’en était toujours crû incapable, a poussé l’audace jusqu’au bout.

Il a même ajouté :

–– Pour aujourd’hui j’ai eu ma dose. Je rentre chez moi ! 

Puis il est parti, sous l’œil médusé de son patron muet d’étonnement. Jamais son employé obéissant ne lui avait laissé deviner, même une seule seconde, ce côté rebelle !

 

   Sur les conseils de sa collègue et amie Anna, Thomas, une fois rentré chez lui, s’est mis à surfer sur le Net dans l’espoir d’y dénicher une vidéo de relaxation pouvant l’aider à lâcher prise, mais il n’a rien trouvé qui le séduise suffisamment pour y accorder toute son attention, et il n’a pas eu la patience d’attendre la vidéo adéquate. Il était bien trop énervé pour cela. Il est donc allé s’installer sur le canapé de son salon, devant la télévision, dans l’espoir de se détendre un peu. C’est en zappant machinalement d’une chaîne à l’autre, le regard vide, qu’il est tombé par hasard sur un reportage : la psychologue interviewée vantait les mérites de l’immersion de soi en pleine la nature. Elle affirmait par ailleurs qu’il n’y avait rien de mieux que de contempler un jardin en fleurs pour libérer son esprit de ses pensées toxiques.

 

   Voilà donc pourquoi Thomas est debout devant la fenêtre de son bureau, afin d’expérimenter par lui-même cette allégation. Il y a bien un quart d’heure qu’il est là, maintenant, et force est de constater que les fleurs qui ornent son magnifique cerisier n’ont pas grand chose à lui raconter, malgré les dires de la psychologue qui a pour habitude d’affirmer à ses auditeurs : « vous verrez, quand vous vous intéressez à eux, les éléments naturels se mettent à vous parler ».

 « Peu importe, après tout, se dit Thomas, elle a raison, la psy, au moins, c’est beau et ça calme ».

   Il en est là de ses réflexions hautement philosophiques, lorsque soudain il entend une voix derrière lui :

–– Eh ! Thomas, mon ami, viens voir un peu par ici ! 

   Il sursaute et se retourne aussitôt, tout en se disant que cette voix soi-disant « amie » atone, dépourvue d’émotions et quelque peu saccadée lui est inconnue. Il n’y a personne dans la pièce. Ce qui le soulage aussitôt. Il habite seul, il n’est donc pas censé entendre une autre voix que la sienne dans cet appartement. « Voilà que je me mets à entendre des voix, maintenant, ça ne va vraiment pas bien dans ma tête, en ce moment… » se dit-il.

 

   Il reprend sa position méditative devant la fenêtre et retrouve avec plaisir le concert des oiseaux siffleurs. Il est à peine retourné que la voix se fait entendre de nouveau :

–– Allez, Thomas, viens, quoi… qu’est-ce qui t’attire tellement dehors ? 

Thomas fait volte-face, avec une certaine crispation angoissée de tout son être, cette fois. Personne. Il se met à scruter chaque recoin de la pièce, mais ne voit rien. « Ça devient flippant, là… ça vient bien de quelque part, cette voix… », se dit-il. Se demandant si par hasard il n’aurait pas laissé la télé allumée, il s’apprête à quitter son bureau lorsque la voix le rappelle :

–– Eh ! Où vas-tu ? Reste là ! Approche, n’aie pas peur, je ne te ferai aucun mal. 

Cette fois, Thomas commence à paniquer. « Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Je deviens fou ou quoi ? » La voix insiste :

–– Allez, allez, encore un petit pas… voilà, voilà, tu brûles !

« C’est quand même pas…se dit-il en suivant la direction de la voix, aurais-je oublié de fermer Skype ? »

–– Oui, voilà, c’est ça… approche encore, dit la voix.

   Arrivé devant l’écran de son ordinateur, Thomas agite un peu sa souris pour quitter le mode veille et là, écarquille les yeux de stupeur. Un homme qu’il ne connait pas se trouve face à lui, et l’appelle de la main, tout en insistant de la voix :

–– Enfin, te voilà ! Tu en as mis du temps ! Approche !

   Et ce n’est pas par appel vidéo que l’homme s’adresse à lui, mais tout simplement depuis l’écran d’accueil !

   Comme tout Thomas qui se respecte, et fidèle depuis toujours à la réputation de son prénom, Thomas n’y croît pas. « Ceci est tout à fait impossible, ça n’arrive que dans les films ! C’est une hallucination, se dit-il. Eh bien ! Il était temps que je prenne une journée de congés, je frise le burn-out, là ! » Il n’a même pas le temps de chercher à en savoir davantage sur cet étrange phénomène, que la voix se fait entendre de nouveau :

–– Tu te demandes qui je suis, hein ? Ou alors c’est sur toi-même que tu te poses des questions, tu t’interroges sur ta santé mentale ? Ne crains rien, tu n’as pas la berlue, j’existe réellement, et je suis bien en train de te parler en ce moment. 

   Comme Thomas reste silencieux, aux prises avec ses pensées angoissées, la voix continue :

–– Je suis ton ami Web, ton double informatique. Autrement dit un robot, quoi. Ma mission est de te distraire. Je sais de toi ce que tu ignores encore, ou ce que tu as oublié. Au fond de toi, tu es poète, mais tu ne t’es jamais donné le temps de l’être réellement. À présent il est l’heure. Il existe des sites qui te permettront d’exercer ton don et de le partager avec les autres. Tu verras, c’est très sympa ! 

 

   Thomas n’en revient pas. Aurait-il loupé quelque chose dans l’avancée de la technologie informatique, lui qui met toujours un point d’honneur à se tenir au courant des dernières nouveautés ? Est-il possible, de nos jours, qu’un humanoïde se manifeste ainsi à vous spontanément sans que vous n’ayez rien demandé, qu’il sache lire en vous, de surcroît, et qu’il ait été créé expressément pour vous aider à exploiter vos dons et votre plein potentiel ? Au premier abord, cela semble être plutôt une bonne chose, se dit Thomas, mais d’un autre côté, n’est-ce pas aussi quelque peu angoissant ?

–– Je sais ce que tu es en train de penser, mon ami. Normalement, je ne suis pas censé t’en parler, mais je te vois si perturbé… Tu te trouves en ce moment au centre d’une expérience de régression temporelle. Tu n’as aucun souvenir de ta véritable époque, cela fait partie de l’expérience. Crois-moi, tout ira mieux demain, quand tu seras revenu en notre temps. Nous sommes le 11 mars 2035. Je m’appelle Charlie, et je suis ton ami Web depuis trois ans.  

 

MPV



12/03/2023
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