Pour un pet de travers
Gertrude et Anastasie discutaient tranquillement tout en broutant la bonne herbe verte de la prairie où le fermier venait de les conduire avec les autres, après les longs mois d’hiver passés à l’étable. Comme pour toutes les autres vaches, c’était toujours une immense joie pour elles de retrouver l’air extérieur et cette bonne herbe bien verte, toute fraîche, goûteuse, à nulle autre pareille. Et c’était ce que les deux amies étaient en train de se dire ce matin là, alors que le soleil du printemps dardait ses doux rayons sur les pâquerettes et les pissenlits alentour.
Puis, Gertrude s’adressa à Anastasie d’une voix inquiète :
— Y a quand même un truc qui m’chiffonne, tu vois, ma nana…
— Quoi donc, ma gégé ? répondit Anastasie d’une voix étonnée. N’es-tu pas bien ici ? Regarde ce beau ciel bleu, ce beau tapis d’herbe bien grasse, toutes ces jolies fleurs de printemps. Écoute ce beau concert de nos amis les oiseaux.
— Oui, bien sûr, je me sens bien, moi aussi, comment ne pas l’être après ces longs mois enfermée ?
— Et bah alors ?
— C’est Marguerite qui m’inquiète.
— Marguerite ? Pourquoi ça ? Elle est malade ?
— Non. Enfin…pas vraiment. Pas physiquement, en tout cas.
— Comment ça ? Qu’est-ce que tu veux dire ? C’est plutôt moralement, c’est ça ?
— Voilà, c’est ça, moralement.
— Pourquoi ?
— Alors là, bonne question. Je n’en sais pas plus que toi. Tout ce que je sais, c’est qu’elle est triste. Regarde là. Regarde comme elle mâche l’herbe sans conviction, le regard dans le vide.
Anastasie se retourna pour observer Marguerite en train de ruminer toute seule sous un pommier en fleurs, un peu plus loin.
— Ah oui, tu as raison, elle n’a pas l’air bien du tout. Allons vers elle, d’accord ? Ça lui remontera peut-être un peu le moral.
Ni une ni deux, les deux amies au grand cœur quittèrent leur emplacement pour rejoindre leur amie dans la peine. Ce fut Anastasie qui lui adressa la parole en premier :
— Salut Marguerite ! Comment ça va ?
Marguerite continua de mâchouiller nonchalamment sa touffe d’herbe. C’est que ça ne se fait pas de parler la bouche pleine. Une fois qu’elle eut fini, elle mugit de sa voix des mauvais jours :
— On fait aller.
— Tu n’es pas heureuse d’être de nouveau dans la prairie ? lui demanda Gertrude d’un ton de voix mitigé, entre l’étonnement et l’agacement. Tu préfères retourner à l’étable ?
Gertrude se rendit compte de l’amertume de ses paroles, et le regretta aussitôt. Elle avait voulu secouer un peu Marguerite, mais avait oublié le caractère extrêmement susceptible de cette dernière.
Se sentant agressée, Marguerite, beugla d’une voix acerbe :
— Pour commencer, je ne vous ai rien demandé, à vous deux. Ensuite, quand vous réaliserez qu’on ne va pas y rester bien longtemps , dans la prairie, vous allez déchanter. Rira bien qui rira la dernière.
— Comment ça ? Qu’est-ce que tu veux dire ? s’enquit gentiment Anastasie.
— Mais c’est pas vrai, ça ! Vous ne regardez jamais les infos à la télé ?
— Bah non, on ne regarde pas, justement, répondirent en chœur Gertrude et Anastasie. Et c’est bien pour ça que la vie est belle, pour nous.
— Ah oui ? La vie est belle ? Bah si vous les regardiez, les infos, vous parleriez autrement, croyez-moi.
Anastasie et Gertrude retinrent toutes les deux leurs mots avec un petit sourire en coin qui énerva encore plus leur amie, laquelle ajouta d’un air ironique :
— Et n’oubliez pas, hein, ne pétez pas trop !
Les deux vaches se regardèrent l’une l’autre avec de grands yeux ronds, ce qui est quand même le comble du pléonasme, sachant qu’en temps normal les yeux de ces ruminants sont d’une taille déjà remarquable par rapport à celle des autres animaux. Anastasie et Gertrude étaient en train de se dire que cette fois, leur amie disjonctait complètement.
— Tu vois ? Je te l’avais bien dit, chuchota Gertrude à l’oreille d’Anastasie, elle ne va pas bien du tout. Elle tient des propos incohérents.
— Elle a pété un cable, tu veux dire, fit Anastasie. Appelons un chat un chat.
— Vous croyez que je ne vous entends pas, peut-être ? s’énerva Marguerite. J’ai un sonotone maintenant, j’ai tout entendu de ce que vous avez dit sur moi. Alors, pour votre information, je ne suis pas folle du tout. Et à votre place, j’éviterais cette appellation, d’ailleurs, si vous ne voulez pas mourir encore plus vite que prévu. La maladie de la « vache folle », pas entendu parler non plus ? Ça, ça va vous conduire à l’abattoir en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire.
Anastasie et Gertrude étaient à présent médusées, face au ton de plus en plus acerbe de leur amie.
— Donc, je vous renouvelle mon conseil, – et je suis trop bonne, d’ailleurs, je devrais vous laisser rêver tranquillement dans votre petit monde de bisounours - : ne pétez pas trop. C’est une question de survie. Foi de Marguerite qui a « pété un cable ».
De nouveau, Anastasie et Gertrude levèrent vers elle un sourcil étonné.
Marguerite porta son coup fatal :
— Ils l’ont dit à la télé. Les pets de vache détruisent la couche d’ozone. Il va donc falloir réduire le cheptel. Et d’après vous, entre toutes ces génisses promises à un bel avenir et nos vieilles carcasses décaties qui ne donnent plus guère de lait, lesquelles vont-ils sacrifier ?
— Non, mais qu’est-ce que tu racontes avec tes pets qui détruisent la couche d’ozone ? s’énerva Gertrude qui ne croyait pas du tout aux élucubrations de cette Marguerite qui, effectivement, semblait avoir atteint l’âge sénile.
— Ça doit être ça que ça veut dire : « péter plus haut que son cul », fit Anastasie, avant de partir d’un grand éclat de rire qui fut rejoint aussitôt par celui de Gertrude.
— Marrez-vous, marrez-vous, mais vous ferez moins les fières quand on viendra vous chercher.
— Oh tu sais, Marguerite, nous sommes bien conscientes de notre sort ultime, fit Gertrude, fataliste. Nous mourrons tous un jour, bovins comme ovins et volatiles fermières. Mais nous autres, à nos âges, des vieilles carnes comme nous… Depuis longtemps, on nous élève et on nous soigne pour notre lait. Notre bon lait, ajouterai-je, grâce à la bonne herbe verte telle que celle-ci, que nous pouvons brouter comme bon nous semble à longueur de journée. Alors laisse-nous faire ce que nous sommes censées faire sans nous poser de question, et arrête de nous prendre la tête avec ces bêtises. Nos pets nuisent à la couche d’ozone, pff… Et l’usine pétrochimique du village d’à côté, elle ne nuit pas à la couche d’ozone, elle ? Et les gaz des pots d’échappement ?
— Oui, mais leurs pets sentent meilleur, sûrement, en rajouta Anastasie.
— Pff… vous êtes vraiment des inconscientes, s’agaça Marguerite.
— En attendant, nous, on kiffe la prairie, pendant que toi, tu te prends la tête pour rien. Attention, hein, ton lait pourrait bien tourner, à force, et alors là… si tu n’as plus de lait… tu pourrais bien visiter l’abattoir avant nous, lui répondit Gertrude. Allez viens, Anastasie, conclut-elle en tournant les talons, laissant là une Marguerite toute déconfite.
— Rohh… tu n’y es pas allée trop fort, là ? Déjà qu’elle est angoissée pour un rien, la Marguerite… tu vas nous l’achever, la disputa Anastasie quand les deux vaches se furent éloignées.
— Mais non, je n’y suis pas allée trop fort, elle commence à m’agacer avec ses fadaises. On ne peut pas faire un seul pet de travers sans qu’elle nous fasse la leçon, avec ses petits airs condescendants là... Ça et puis les nouveaux habitants qui ne supportent pas nos belles voix de la campagne, et qui signent des pétitions pour qu’on s’en aille brouter ailleurs, loin de leurs petites oreilles fragiles, en compagnie des coqs, qui eux non plus n’ont plus le droit de chanter… Franchement, ça devient pénible. Alors, la Marguerite de mauvais augure, qu’elle broute loin de nous, elle aussi.
— Elle est juste un peu plus victime que nous de la bêtise humaine.
— Bah tu vois, des deux, je ne sais pas lesquels sont les plus bêtes…
Songeuses à présent, Gertrude et Anastasie continuèrent à arpenter le tapis vert de la prairie tout en philosophant intérieurement sur l’effet des pets de vache sur la nature humaine.
MPV
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