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Un bagage trop lourd

L'homme et le sage.jpg

 

 

   Dans un pays imaginaire, sur le bord d’un chemin poussiéreux, un homme était assis, seul, la tête penchée en avant. Une grande valise posée à côté de lui.

   Un sage vint à passer par là. Son visage ridé au regard pétillant respirait la joie de vivre. Il marchait d’un pas alerte, la tête haute et le cœur content, aidé d’un bâton qu’il agrippait d’une main ferme. Tout à coup il aperçut l’homme assis. Il aurait très bien pu passer tranquillement son chemin, sans même que ce dernier ne s’aperçoive de sa présence. Sans doute cet homme prend-il un peu de repos avant de poursuivre sa route, aurait-il pu penser. Mais son instinct lui dictait autre chose : s’approcher de lui et s’enquérir de son état de santé :

— Tout va bien, Monsieur ?

Comme l’homme ne répondait pas, le sage reformula sa question :

— Monsieur ? Vous vous sentez bien ?

Semblant s’apercevoir enfin qu’une voix était en train de s’adresser à lui, l’homme déploya lentement son corps lourd Le sage vit alors apparaître devant lui un visage épuisé, dégoulinant de sueur, aux yeux cernés et larmoyants.

— Oui… oui, oui, tout va bien, finit par répondre l’homme, d’une voix chevrotante. Je suis juste un peu fatigué.

— Mmm… juste un peu fatigué… répéta le sage en constatant l’état d’épuisement alarmant dans lequel se trouvait l’homme. Dîtes-moi… pardonnez-moi mais… vous ne croyez pas que vous vous sentiriez beaucoup mieux si vous vous délestiez de tous ces vêtements inutiles ? Il fait à peu près 30° ici, vous savez, et vous êtes en pantalon et en pull…

— Je sais, mais je ne peux pas.

— Vous ne pouvez pas… reprit le sage, l’invitant ainsi à s’expliquer.

— Non, je ne peux pas. Ma valise est pleine à craquer, on ne pourrait même pas y ajouter une feuille de papier à cigarette. J’ai déjà eu beaucoup de mal à la fermer. Et si j’enlève mes vêtements, il va falloir que je les range dans ma valise, qui est d’ailleurs bien assez lourde comme ça.

— Vous permettez ? demanda alors le sage tout en empoignant la valise pour évaluer son poids.

Le bagage était tellement lourd et lui-même si menu qu’il n’arrivait même pas à le soulever de plus de cinq centimètres.

— Ah oui, effectivement, c’est très très lourd. Que transportez-vous là-dedans ? Du plomb ? ironisa-t-il.

— Simplement mes effets personnels, répondit l’homme sans se départir de son sérieux.

— Vos effets personnels… répéta le sage, en hochant légèrement la tête de haut en bas. Si ce n’est pas indiscret, d’où venez-vous donc, chargé de cette énorme valise ?

— D’Amèrerie.

— Ah oui… l’Amèrerie… il fait très froid là-bas, n’est-ce pas ? C’est une région austère. Mais dites donc, vous avez fait un sacré bout de chemin, félicitations ! Attendez une minute… ne me dites pas que vous avez fait tout ce chemin à pied !

— Si, je vous le dis. Regardez-moi plus attentivement. Vous trouvez que j’ai l’air d’être assez riche pour me payer une voiture ou simplement les transports en commun ?

Effectivement, le sage avait déjà compris, dès le premier regard, que l’homme était désargenté. L’état de ses vêtements et de ses chaussures en témoignait. De même que celui de sa chevelure en broussaille. C’est pourquoi il avait deviné que l’homme avait parcouru tout le chemin ou presque tout le chemin à pied.

— Avec cette lourde charge pour entraver votre marche, vous êtes en train de réaliser un exploit, en êtes-vous conscient ?

— Je ne sais pas, peut-être… en tout cas maintenant j’en ai assez. Je suis au bout du rouleau. J’abandonne.

— Vous êtes sérieux ? Vous abandonnez ? Après tout ce chemin et si près du but ? Vous voyez cette colline, là-bas ? fit le sage en désignant celle-ci du doigt, eh bien de l’autre côté se trouve la Doucerie. Car c’est bien là-bas que vous allez, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Eh oui, bien sûr, tout le monde rêve d’aller en Doucerie. C’est tellement beau là-bas ! Avec ces lagons tranquilles, ces fleurs multicolores au parfum divin ! Qui ne voudrait y vivre pour le restant de ses jours ? D’ailleurs j’y vis moi-même. Aujourd’hui, comme tous les jours depuis maintenant cinq ans, je parcours simplement les chemins qui l’entourent pour guider les éventuels pèlerins ou visiteurs égarés. Comme vous.

— Je ne suis pas égaré. Seulement fatigué.

— Fatigué…

— D’accord… épuisé, si vous voulez. Fourbu, harassé, exténué… je n’ai plus de force. Je ne crois pas que je pourrai faire un pas de plus.

— Ce serait vraiment dommage, mon ami, si prêt du but. Laissez-moi vous aider.

— M’aider ?  Comment pourriez-vous m’aider ? En me portant sur votre dos ?

— Avec votre permission nous allons ouvrir cette valise.

— Non ! s’écria alors l’homme, retrouvant tout à coup suffisamment d’énergie pour exprimer son affolement. Je vous ai dit que j’avais eu toutes les peines du monde à la fermer. Si vous l’ouvrez, il faudra que je la referme et je ne sais même pas si j’en trouverai encore la force.

— Vous voulez parier avec moi que vous y arriverez ? répondit le sage sans se départir de son assurance. Faites-moi confiance.

— Oh et puis après tout, au point où j’en suis… faites comme vous voulez. Ouvrez-là donc, si ça vous amuse.

Aussitôt que l’homme eut donné sa permission, le sage posa la valise à plat sur le sol et entreprit d’en ouvrir la fermeture-éclair. Il le fit avec des gestes calmes et le sourire aux lèvres, comme s’il était en train d’effectuer un geste salvateur. Une fois la valise ouverte, il resta quelques secondes immobile à observer son contenu.

— C’est bien ce que je pensais, finit-il par dire.

— Quoi ? répondit l’homme, aussi intrigué qu’agacé.

— Vous avez l’intention de passer un court séjour en Doucerie ou vous compter y rester définitivement ?

— J’avais l’intention d’y habiter.

— Vous avez l’intention d’y habiter, vous voulez dire. 

— Non, je dis bien j’avais. Comme je vous l’ai dit j’abandonne. À quoi bon, de toute façon ? Qui m’attend là-bas ? Et qu’y ferais-je sans un sou en poche ? J’en ai marre de trimbaler cette valise pour rien. Je vous le répète, j’abandonne.

— Pas après que nous aurons un peu allégé votre bagage.

— Comment ça ? répliqua l’homme en se redressant d’un seul coup.

— Vous savez sans doute qu’en Doucerie la température oscille en permanence entre 25 et 30° ? Vous croyez vraiment que vous aurez besoin de tous ces pantalons, pulls, chemises chaussettes, cravates que je vois là ? Et là, qu’est-ce que c’est… fit le sage en fouillant plus profondément dans les vêtements et y palpant tout à coup une matière plus épaisse. Des bottes en cuir ! Non… vous n’êtes pas sérieux. Pourquoi emmenez-vous tout ça ?

— Eh bien… c’est-à-dire… ânonna l’homme, un peu gêné. Je me disais qu’on ne sait jamais…

— Oui, c’est vrai, on ne sait jamais, répéta le sage avec sourire un peu moqueur, si jamais les volcans se transformaient en glaciers, ou les déserts en océans arctiques…

— Vous me trouvez grotesque ?

— Non, pas du tout, mon ami. Vous êtes seulement un peu trop inquiet. C’est bien ça ? Vous êtes d’une nature inquiète ?

— Un peu…

— Un peu ? J’aime bien votre manière de minimiser vos ressentis.

— Bon d’accord, oui, je suis d’une nature inquiète. Angoissée, même. Vous êtes content ?

— Eh bien en Doucerie, tout cela va s’arranger, mon ami. Alors on est d’accord ? Je retire tous ces vêtements chauds de votre valise et je les dépose là. Ils serviront peut-être à des hommes qui en ont assez de vivre en Doucerie et qui auront envie de visiter ou même d’habiter des régions plus froides. Ces hommes existent, vous savez. Contrairement à ce que vous pensez peut-être. Et c’est ce qui fait la merveille de notre monde : que des êtres puissent trouver beaux des endroits que d’autres trouvent laids. Alors ? Me donnez-vous la permission d’ôter ces vêtements de votre valise ?

 

Le sage voyait maintenant dans les yeux de l’homme qu'il était en train de capituler, mais il tenait absolument à provoquer sa décision.

— D’accord, enlevez, enlevez, fit ce dernier avec une légère impatience.

Le sage s’exécuta.

— Bon, maintenant continuons notre exploration. Que vois-je là, sur les côtés ? Des livres ? C’est bien, ça, les livres. La culture intellectuelle. Très important. Vous ne les avez pas encore lus ?

— Si. Je les emmène avec moi car ils ont une valeur sentimentale.

— Mon ami, si vous les avez déjà lus, leurs mots sont maintenant gravés là, fit le sage en indiquant du doigt le front de l’homme. Vous n’en avez plus besoin. Vous en découvrirez d’autres en Doucerie. Gardez votre préféré et nous laisserons les autres sur le bord de la route. Ils pourront servir à des personnes qui ne les ont pas encore lus. Qu’en pensez-vous ? 

— Faites comme vous voulez, fit l’homme, qui visiblement était en train de céder.

— Voilà, fit le sage, content de lui en observant la valise à présent aux trois quart vide. C’est déjà beaucoup mieux comme ça. Mais… que vois-je encore ? fit-il en soulevant une chemise en coton à manches courtes qui, elle, avait mérité de rester dans la valise. Une photo encadrée. Il la prit entre ses mains. Le cadre était très lourd.

— Non ! Ça on le laisse là ! s’écria l’homme en se relevant subitement, le visage écarlate, les yeux étincelants.

Il arracha presque le cadre des mains du sage et le lança brutalement dans la valise.

— Attention, mon ami, vous allez le briser, fit le sage sans se départir de son calme.

La photo représentait une jeune femme absolument superbe. Longs cheveux blonds, visage d’ange, regard ensorcelant.

— Cette jeune femme compte-t-elle beaucoup pour vous ?

— Oui, énormément.

— Est-elle votre épouse ?

— Était.

— Oh, désolé… est-elle… décédée ?

— Non. Nous avons divorcé.

— Ah… et vous transportez toujours sa photo avec vous.

— Oui.

— Vous l’aimez toujours.

— Vous êtes très perspicace.

— Ce n’est pas vous qui êtes à l’origine de la séparation.

— Oh mais vraiment, quelle lucidité !

— Mon ami, avez-vous remarqué combien vous devenez agressif dès que nous abordons le sujet de votre vie sentimentale ?

L’homme se rembrunit, encore plus qu’il ne l’était déjà.

— Mais qu’est-ce que je fais là en train d’exposer ma vie à un inconnu ? s’écria-t-il tout à coup, d’une voix mi-angoissée mi-coléreuse.

— Je comprends votre agacement, répondit tranquillement le sage. Je vous assure que je ne voulais pas être indiscret. Mais vous savez, aucune rencontre n’est fortuite. Ce n’est pas un hasard si vous avez croisé ma route. Ou moi la vôtre. Peut-être suis-je là pour vous aider à vous décharger de ce qui vous pèse. Mon ami, je peux me tromper, mais ce qui pèse le plus lourd dans votre valise c’est ce cadre.

—…

— N’est-ce pas ?

L’homme semblait avoir retrouvé son calme.

— Oui… peut-être… Oui, vous avez sûrement raison.

— Voulez-vous me raconter ce qu’il s’est passé ?

— …

— Cela restera entre nous, vous pouvez me faire confiance.

L’homme hésita quelques secondes puis se lança :

— Un jour où je suis rentré plus tôt du travail, je l’ai trouvée au lit avec mon meilleur ami. Ils se voyaient en cachette depuis des mois.

Le sage posa sur l’homme un regard compatissant, puis en conclut :

— Et donc vous avez demandé le divorce.

— Non. Après une période de colère où j’ai eu mille fois envie de tout casser, j’ai fini par lui pardonner. C’est elle qui est partie et a demandé le divorce. Elle a tout brisé, comme ça, du jour au lendemain. D’un claquement de doigt. Sans même se retourner, en m’accusant de tous les maux, en me plumant jusqu’au dernier centime et en jurant ne plus jamais me revoir.

— Ça fait combien de temps ?

— Ça va faire trois ans.

— Et depuis trois ans, partout où vous allez vous emmenez avec vous ce portrait appartenant au passé ? Un visage parfait, certes, mais un visage du passé, néanmoins. Le visage d’une personne qui ne veut pas de vous.

— Eh oui… répondit l’homme en fixant le sage d’un regard énigmatique.

Le sage vit que l’homme avait compris tout seul la leçon.

— Vous savez ce qu’il vous reste à faire, n’est-ce pas ?

L’homme émit un léger sourire, se pencha vers la valise, se saisit du cadre, dessina du doigt les contours du visage tant aimé, auquel il se mit à parler d’une voix aussi émue que décidée, avant de le déposer sur le sol avec les autres objets :

— Adieu, Mélanie, j’ai vécu de beaux moments avec toi, mais maintenant je vais penser un peu à moi.

— C’est très bien, mon ami, vous avez pris la bonne décision. Maintenant vous allez vous sentir plus léger.

— Oui, vous avez sûrement raison.

— À présent, voyons si nous pouvons refermer cette valise.

Tout en prononçant ces mots, le sage referma le battant du bagage et actionna la fermeture-éclair sans aucune difficulté. Puis il la souleva tout aussi aisément à hauteur de sa poitrine.

— Voilà ! Maintenant vous pouvez continuer votre route !

L’homme sourit, cette fois d’un large et franc sourire qui éclaira son visage d’une lumière extraordinaire. Toute trace de fatigue avait disparu et ses yeux pétillaient de nouveau. Le sage sourit à son tour et lui dit :

— Allons-y, mon ami, je vais faire la route avec vous.

 

 

 

 

 

 

   Nous connaissons tous ou connaitrons  un jour au cours de notre vie, ce moment privilégié où tout à coup nous décidons qu’il est temps de prendre un nouveau chemin. Pour voir et faire autre chose. Découvrir qui nous sommes vraiment. Nous affirmer, enfin. Nous réaliser, peut-être, à travers nos passions, nos créations. Et nous nous mettons en route, tout contents et fiers de cette décision qui va changer le cours de notre vie. Seulement voilà, en partant nous nous chargeons d’une valise remplie d’un tas de ces objets inutiles et néfastes que sont nos doutes, nos incertitudes, nos angoisses insensées, ou bien les souvenirs de liens toxiques qui nous retiennent en arrière. Encombrés de cette lourde charge, nous peinons tellement à avancer qu’épuisés nous finissons par abandonner notre marche. Alors que notre destination est là, tout près, à portée de vue.

 

   Pour pouvoir avancer librement et aisément dans la vie, et trouver la force de réaliser nos rêves, nous devons décharger au maximum notre valise de toutes les habitudes néfastes et les souvenirs inutiles qui l’encombrent. Le passé appartient au passé. Les objets du passé doivent rester ou retourner dans leur temps. L’avenir est la projection de nos désirs et de nos souhaits. Seul le présent délesté de tout ce qui l’entrave nous aide à la réalisation heureuse de nos rêves, pour notre épanouissement le plus total.

 

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09/08/2019
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