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Libre comme l'oiseau

Rosalie et les oiseaux.jpg

 

 

 

   Rosalie sourit. Elle vient d’avoir cinquante-deux ans, et elle se sent bien, ici, entourée de ses amis. Elle le pense très sincèrement ce jour-là, comme elle l’a pensé toute sa vie : « il n’est aucun lieu sur terre où je ne pourrais me sentir mieux qu’ici même, dans ce parc aux arbres centenaires dont les branches abritent des centaines d’oiseaux de toutes espèces qui attendent chaque jour ma venue. »

 

   D’aussi loin qu’elle s’en souvienne, Rosalie a toujours aimé les oiseaux. Il paraît même, d’après ce qu’on lui a raconté, que tout bébé déjà, quand elle en voyait un, elle ne pouvait ensuite le quitter des yeux. Et les oiseaux le lui rendaient bien, à la surprise émerveillée de ses parents et de ses frères et sœurs la première fois. Puis, très rapidement, tout le monde avait fini par s’habituer à cet étrange ballet des étourneaux, des pies et des merles, quelquefois des pinsons ou des rouges-gorges, autour de Rosalie qui babillait joyeusement dans sa poussette. Elle-même s’en étonnait encore moins, vous pensez bien. Pas plus que d’autre chose, de toute façon. Du point de vue d’un bébé, tout est normal et rien n’est normal, puisque celui-ci n’a aucune notion de la normalité. Un bébé accueille spontanément ce qui vient à lui, sans distinction. Un bébé est dans l’instant, c’est tout. Et Rosalie accueillait ses amis les oiseaux avec le même sourire ravi que celui qu’elle offrait aux visages souriants de ses proches penchés au-dessus de son berceau ou de sa poussette. Nul besoin de parler, car son babillage innocent et spontané, les oiseaux semblaient le comprendre parfaitement, tout comme Rosalie déchiffrait aisément leurs sifflements joyeux. Oiseaux et petite d’homme étaient immédiatement sur la même longueur d’onde, dès qu’ils se retrouvaient. Sur la même branche imaginaire, pourrait-on dire, d’où ils aimaient pareillement contempler les feuilles qui bougeaient doucement dans le vent, et humer le parfum des fleurs juste en dessous.

 

   À peine eut-elle appris à marcher, ce qui, par chance, intervint en plein mois de juillet, que Rosalie se mit à courir après ses amis en riant. Ceux-ci semblaient vouloir l’inviter à découvrir leur univers. Si aujourd’hui Rosalie avait le pouvoir de se rappeler les pensées qui trottaient dans sa tête à cette époque bénie de son enfance, il y a fort à parier qu’elle se souviendrait de son désir intense de voler dans le ciel avec ses amis les oiseaux. Malheureusement, la nature ne l’avait pas pourvue d’ailes, et ses super pouvoirs s’arrêtaient à celui d’attirer de plus en plus vers elle tout ce qui pouvait exister d’espèces ailées à des kilomètres à la ronde. Cette faculté innée hors du commun était déjà bien assez remarquable, n’est-ce pas ? Les parents de Rosalie, Ernest et Marie, observaient leur fille avec ravissement, chaque fois qu’à peine levée elle s’élançait sur la pelouse, pour y rejoindre ses amis les oiseaux. Ses frères et sœurs riaient aux éclats et se mettaient à courir avec elle. Perchés en rang d’oignons, les oiseaux attendaient tous les jours la fillette. La plupart du temps sur la haie, pour ce qui était des étourneaux ; sur les branches des arbres pour les moineaux et les mésanges ; sur la pelouse pour les tourterelles. Pour d’autres sur le toit de la maison ou celui de l’abri de jardin. C’est qu’ils étaient bien organisés, ces oiseaux, espèce par espèce. Toutefois, leur « communautarisme » s’arrêtait à cette période d’attente, car dès qu’apparaissait Rosalie, ils quittaient instantanément leur perchoir pour se précipiter tous ensemble vers elle. Tout d’abord ils la survolaient en la frôlant de leurs ailes, puis lui tournaient autour en piaillant à qui mieux mieux. Quelques minutes plus tard, tout le voisinage était au courant que Rosalie était réveillée. Plus efficaces que le coq Maurice, ces nuées d’oiseaux dans le jardin de Rosalie !

 

   Mais en la circonstance, aucune réclamation agacée de la part de qui que ce soit. Aucune pétition. Tout le monde s’en amusait et trouvait cela tellement extraordinaire, qu’à un moment donné, fatalement, l’un des voisins jugea opportun d’en informer les médias. Et ce fut à partir de ce moment-là que tout bascula.

 

 

  Un après-midi, après la sieste de Rosalie, les croqueurs de destinée, comme les appelait Ernest, arrivèrent en force, caméras à l’épaule et micros à la main, pour mitrailler ce petit phénomène de la nature, censé alimenter la une de leurs journaux. C’était là un scoop original qui leur était offert sur un plateau, qui ne leur coûterait pas cher, de toute façon, et ceci, que l’information se vérifie ou qu’il s’agisse d’une intox. 

 

   Les premières secondes, ils en restèrent ébahis. Ce qu’ils étaient en train d’observer dépassait de loin tout que ce qu’on leur avait décrit. Mais ils reprirent très vite leurs esprits, ils ne voulaient rien rater de cet incroyable spectacle.

 

   Rosalie devint la vedette de son quartier. Puis de sa ville. Très vite, de sa région. Les journalistes locaux furent remplacés par les reporters de grandes chaînes de télévision. Bébé Rosalie devint très vite la mascotte nationale que tous les médias s’arrachaient. Ce qui amusa ses parents, du moins dans un premier temps, car Ernest et Marie n’étaient pas peu fiers de leur fille. Mais cela devint très vite pesant pour eux, toute cette notoriété. Ils ne pouvaient plus faire un pas dans la rue sans qu’un passant ne les reconnaisse. « Ce sont les parents de Bébé Rosalie ! » entendaient-ils crier joyeusement sur leur passage. Et c’était encore pire quand la petite était avec eux. Car là, c’était l’attroupement assuré et des dizaines de têtes souriantes penchées au-dessus de la poussette, au risque de priver d’air leur bébé. Dans ces moments-là, Ernest et Marie percevaient très bien les ondes admiratives qui fusaient de partout dans leur direction. On pourrait se dire qu’ils auraient dû s’en réjouir, finalement, puisque les intentions des badauds étaient plutôt bienveillantes, mais Ernest et Marie ne faisaient pas partie de ces gens qui aiment se retrouver sur le devant de la scène. Eux, ils préféraient de beaucoup leur tranquillité, et ceci dans l’anonymat le plus total. Et puis, ils avaient remarqué un changement de comportement de la part des frères et sœurs de Rosalie, surtout des deux aînés, et cela les contrariait beaucoup.

 

   Ceux-ci étaient au nombre de quatre. Deux filles et deux garçons, entre cinq et douze ans. Par ordre croissant d’âge : Jeanne, Louis, Sylvie, Jean. Après s’être amusés de ces capacités hors norme de Rosalie de communiquer avec la gent ailée, Sylvie et Jean avaient fini par prendre ombrage de la soudaine célébrité de leur sœur, jusqu’à finir par la jalouser, au point de la détester. Puis ils avaient embrigadé leurs cadets dans leurs délires envieux.

 

   Aucun des enfants ne courait plus dans l’herbe avec Rosalie ni ne riait avec elle à la vue des nuées d’oiseaux envahissant bruyamment le jardin. Lorsque la petite venait vers eux, quêtant leur attention et leurs sourires, ils se détournaient avec dédain. En l’absence de leurs parents, ils affublaient même leur sœur de surnoms humiliants que du haut de ses dix-huit mois elle ne comprenait pas, mais dont elle percevait très bien les ondes négatives. 

 

   Rosalie commença à changer de comportement. Bien sûr, en compagnie de ses amis les oiseaux elle était toujours aussi souriante, dynamique et enthousiaste, mais dans l’intimité de la maison, c’était tout autre chose. Elle se montrait bougonne, agitée même, quelquefois. Elle refusait de finir ses repas, parfois même n’y touchait pas du tout. Elle pouvait aussi piquer de grosses colères, ce qui ne lui était jamais arrivé auparavant. Ceci achevait de l’isoler de ses frères et sœurs. Face à ce constat, Marie prit le taureau par les cornes en cessant immédiatement tout contact avec les médias, dans le but maternel bien compréhensible de protéger sa fille, et de lui permettre de retrouver son équilibre.

 

 

   Hélas, le mal était déjà fait, et malheureusement, Rosalie dut supporter toute sa vie les conséquences de ce don hors du commun qui lui était un jour tombé dessus sans crier gare. Car si les journalistes dépités finirent par déserter sa maison, après moult tentatives de faire changer d’avis ses parents, les curieux, quant à eux, continuèrent leur défilé devant la grille du jardin, sonnant même à l’interphone avec insistance, pour les plus acharnés, grimpant sur l’arbre d’en face pour mieux voir dans le jardin, pour les plus indiscrets.

 

   Si les visites s’estompèrent au fil des mois, puis des années, la légende de Bébé Rosalie fut quant à elle bien loin de disparaître, elle perdura, au contraire, et la rumeur ne fit que s’amplifier. Si les gens avaient su, qu’en plus, la petite grandissait avec des capacités hors du commun, les curieux seraient revenus à la charge pour pouvoir en profiter, visuellement parlant, et plus encore, si c’était possible. Car Rosalie faisait plus que dialoguer avec les oiseaux, elle communiait avec eux, ce qui aux yeux de tous, apparaissait extraordinaire. Nul langage nécessaire entre elle et la gent ailée, ils se comprenaient. D’une seule main tendue. D’un seul sourire. Du timbre particulier d’un sifflement. D’un battement d’ailes… Observer Rosalie en osmose avec les oiseaux, c’était faire entrer un peu de magie dans son propre regard, son propre cœur, sa propre vie.

 

   Outre ses capacités de communication télépathique avec le peuple ailé, Rosalie possédait le don inné de comprendre intuitivement la nature et son merveilleux système d’organisation. Le bébé étonnant devint une fillette curieuse et rêveuse, à la tête toujours pleine d’idées novatrices pour le bien de cet environnement naturel dans lequel elle évoluait comme un poisson dans l’eau. Le jardin, puis les champs et la forêt étaient ses domaines de prédilection, ses laboratoires d’expériences. Au sein de la nature, elle se sentait dans son élément, elle était chez elle, et tout ce qu’elle pouvait apporter à ses amis les oiseaux, mais aussi à tous les autres animaux, décuplait sa joie de vivre. Elle aimait aussi lui rendre hommage, à la nature. Elle la dessinait, la peignait, avec beaucoup de talent. Elle lui offrait également les rimes poétiques que celle-ci lui inspirait.

 Ses parents avaient parfois du mal à comprendre leur fille, même si cette dernière continuait à les émerveiller, par bien des aspects. Ils se méfiaient notamment de ces dons artistiques nouvellement révélés. De la voir ainsi, toujours si concentrée dans sa bulle verte, si éloignée du monde réel, ils avaient un peu peur pour son avenir, autant que pour sa santé mentale sur le long terme. Ses camarades d’école, quant à eux, recherchaient sa compagnie, car c’était une petite fille attachante et très intéressante, qui avait toujours quelque chose de nouveau à leur raconter. Mais d’un autre côté, elles éprouvaient tout de même une pointe de jalousie envers elle. Les autres enfants, ceux qui ne faisaient pas partie de son cercle d’amis, l’évitaient, la plupart du temps, car ils ne la comprenaient pas, et parce que les enfants, bien souvent, fuient ce qu’ils ne comprennent pas et qui par conséquent leur fait peur. La plupart de ses professeurs la considéraient comme une sorte d’extra-terrestre du monde écolier, souvent dans la lune, peu loquace, pas très participative, non pas qu’elle fût exagérément timide, mais tout simplement parce que l’enseignement de ses professeurs l’intéressait bien moins que ses escapades bucoliques. Elle se trouvait beaucoup mieux dans la nature, Rosalie, là elle se sentait toute à son aise. Quant à ses frères et sœurs, depuis cette arrivée intempestive des médias qui l’avaient propulsée en cet univers inaccessible d’où elle les toisait de toute sa hauteur – c’était du moins ainsi qu’ils la voyaient –, ils avaient unanimement décidé de laisser leur cadette de côté.

 

   En repensant à tout cela, Rosalie sent son cœur se serrer. Il y a bien longtemps qu’elle n’a pas fait un retour en arrière à l’époque de son enfance. Pourquoi ces pensées tristes l’assaillent-elles ainsi ce jour-là ? Qu’est-ce qui a bien pu provoquer ça ? Elle réfléchit. Pourtant, il ne s’est rien passé de spécial aujourd’hui, se dit-elle. C’est un jour comme un autre. Au moment même où elle se fait cette réflexion, elle entend tinter la clochette de l’armée du salut à l’entrée du parc. C’est la deuxième fois aujourd’hui. Elle a aussi vu le père Noël se promener dans les rues ce matin. Soudain, elle comprend tout, et instantanément son regard s’assombrit. Malgré elle, son esprit fait un bond en arrière dans le passé.

 

   Elle venait d’avoir seize ans. C’était le jour de Noël et elle était seule à la maison. Ses parents étaient partis faire des courses pour le réveillon auquel étaient invités ses frères et sœurs, toutes et tous à présent chefs de famille. Pendant ce temps, Rosalie préparait la table et décorait la maison, pas peu fière de ce beau petit air de fête qu’elle avait déjà réussi à donner aux lieux. Elle comptait bien peaufiner le tout encore un peu avant le retour de ses parents.

   Malheureusement, ceux-ci ne revinrent jamais. Leur voiture, qui roulait à vive allure, avait glissé sur une plaque de verglas et avait été projetée contre un arbre. Tous deux étaient morts sur le coup. Le Noël des seize ans de Rosalie fut le plus triste de toute sa vie. Tandis qu’une musique angélique envahissait la maison étincelante de lumière, Rosalie apprit l’affreuse nouvelle de la bouche des policiers venus sonner à sa porte pour l’avertir.

 

   Depuis ce drame affreux qui la plongea dans une détresse absolue, Rosalie ne fêta plus jamais Noël, d’autant que ce tragique accident sonna sa séparation définitive d’avec ses frères et sœurs. Car aucun d’eux ne voulut prendre en charge leur cadette encore mineure. Lors de la réunion de famille qui allait décider de son sort, ils invoquèrent tous une bonne raison pour ne pas la prendre avec eux, le véritable motif étant, bien sûr, qu’ils en voulaient toujours à leur sœur pour sa notoriété passée et encore présente. Ou peut-être était-ce de sa personnalité hors du commun qu’ils étaient jaloux. Ou dont ils avaient peur. Toujours est-il que Rosalie fut confiée aux bons soins de l’Assistance publique jusqu’à sa majorité. 

 

   Ainsi se déroulèrent les premières années de vie de Rosalie. Dans le jardin de l’institut où elle termina son adolescence, elle continua à émerveiller les gens autour d’elle chaque fois qu’elle y visitait ses amis les oiseaux. Cette fois, c’étaient ses camarades d’internat et les surveillants qui profitaient du spectacle de son don. La plupart des volatiles étaient nouveaux, mais une grande partie des premiers l’avaient suivi de sa maison jusqu’à sa nouvelle adresse.

 

   Rosalie entreprit des études de vétérinaire. Ce fut une période très difficile pour elle, au cours de laquelle elle ne mangea pas souvent à sa faim et où la fatigue faillit, à plusieurs reprises la contraindre à abandonner. Car pour payer ses études et sa chambre d’étudiant, elle devait cumuler les petits boulots les plus ingrats et les moins rémunérateurs. Pourtant, contre toute attente, elle obtint aisément son diplôme. Faute d’argent, elle ne put jamais ouvrir son propre cabinet, mais elle prit toujours grand soin des animaux dont elle avait la charge dans celui qui l’employait.

 

   Elle ne se maria jamais, non pas par choix délibéré, mais tout simplement parce qu’elle ne rencontra jamais d’homme capable de supporter son caractère fantasque. Quel homme accepterait de devoir partager tous les jours une partie de son temps avec une nuée d’oiseaux tapageurs ? Et puis surtout, Rosalie ne ressentit jamais pour quiconque cette fameuse petite étincelle qui, paraît-il, fait dire aux femmes : « ça y est, cette fois, c’est celui-là, c’est l’homme de ma vie. » Non, Rosalie ne rencontra jamais celui qui lui ferait suffisamment battre le cœur pour qu’elle ait envie d’en partager avec lui les battements.

 

   Elle continua par ailleurs à exercer ses talents de peintre et de poète. Elle se paya même le luxe de faire publier son unique recueil de poésie, comme ça, sur un coup de tête, simplement parce qu’elle avait envie de voir ses mots inscrits dans un vrai livre.

 

   À force d’économiser, elle réussit à mettre suffisamment d’argent de côté pour pouvoir se payer une petite maison avec jardin arboré, où elle fut aussitôt rejointe par de nouveaux oiseaux, et inspirée par de nouvelles créations.

   Elle fut très heureuse dans cette petite maison sans prétention, et dans sa vie en général, malgré le fait que ses frères et sœurs ne lui rendaient jamais visite ni ne l’invitaient. En réalité, ceux-ci avaient coupé les ponts avec elle, sans aucune explication. Elle ne les revit plus jamais.

 

 

   Rosalie vivait sa petite vie tranquille de fée des oiseaux, ainsi que la nommaient avec bienveillance ses amis et voisins qui ne cessaient de s’en émerveiller, qui s’en attendrissaient, même, bien souvent. Elle ne demandait pas grand-chose, Rosalie, juste de pouvoir soigner ses animaux malades, puis retrouver en fin de journée ses petits amis à quatre ou à deux pattes. Car elle avait aussi un chat, maintenant, lequel semblait avoir compris qu’en ce lieu particulier, la chasse aux oiseaux ne serait jamais tolérée.

 

   Tout se passait merveilleusement bien dans le meilleur des mondes de Rosalie, lorsque du jour au lendemain, on lui signifia son congé définitif, ainsi qu’à ses deux collègues qui officiaient avec elle au cabinet vétérinaire, et ceci pour cause de faillite de l’entreprise. Ainsi en va-t-il dans le monde des humains, bien éloigné de celui des oiseaux qui volent en toute liberté et se nourrissent de ce que la terre et le ciel veulent bien leur prodiguer, sans se soucier du comment ni du pourquoi des choses. Rosalie se retrouva sans travail presque du jour au lendemain. Comme elle ne trouva pas d’autre emploi dans sa branche, elle dut se contenter de petits boulots à droite et à gauche, et fut contrainte de vendre sa maison et de déménager, car elle ne gagnait pas suffisamment d’argent pour être à même de rembourser sa dette. Propriétaire depuis très peu de temps, elle ne parvint pas à garder la tête hors de l’eau plus que quelques mois, grâce à l’argent de la vente.

Puis, sa situation financière ne fit que se détériorer de plus en plus au fil du temps. Au point qu’un jour elle fut obligée de se rendre aux restos du cœur pour se nourrir, et encore un peu plus tard se retrouva à la rue, car elle ne pouvait même plus payer son loyer.

 

   Voilà dix ans aujourd’hui que Rosalie dort dans une cabane de fortune tout au fond de ce parc où, heureusement, ses amis les oiseaux sont toujours là pour elle. Eux ne l’ont jamais abandonnée, et leurs chants mélodieux, toujours, lui ont donné la force de rester debout, même ces jours où ce vin bon marché qu’elle avale pour se tenir chaud les soirs d’hiver tendrait plutôt à vouloir l’allonger dans la neige.  

 

 

   Cette même neige tombée abondamment en ce jour où elle se remémore tous ces souvenirs angoissants, cette neige qui recouvre absolument tout et accentue encore son sentiment de solitude. Les oiseaux ne se sont pas montrés aujourd’hui, ils ont froid, probablement, ils se protègent. Il faut dire que la température est descendue jusqu’à moins sept, et il est fort probable qu’elle descendra encore cette nuit. Rosalie décide de marcher pour se réchauffer. En hiver, il n’y rien d’autre à faire quand on vit dans la rue, il faut marcher, marcher, et marcher encore pour combattre le froid. Rosalie se dit que ce soir il va falloir qu’elle se trouve un hall de gare ou une galerie marchande, pour y rester un peu au chaud. Sinon, il pourrait lui arriver la même chose qu’à son amie Ernestine, hier, après son arrivée d’urgence à l’hôpital : décès par hypothermie.

  

   Rosalie avance à petits pas dans la neige, car l’état de ses hanches l’empêche de faire de grandes enjambées, mais elle y met autant d’énergie que possible, pour combattre cet engourdissement qui est en train de s’emparer tout doucement de ses jambes. Elle est chaussée de baskets, ce qui n’est guère approprié en la circonstance, mais chez Emmaüs, elle n’a trouvé aucune autre paire de chaussures à sa pointure, quand elle a voulu remplacer les précédentes, pas beaucoup plus chaudes, et trouées, de surcroît. Évidemment, quand on arpente le bitume à longueur de journée, les chaussures s’usent vite… Il faut les remplacer souvent, et ce n’est pas ce que l’on trouve le plus facilement, des chaussures.

 

   Rosalie vient de tourner à gauche dans l’allée principale du parc, lorsqu’elle aperçoit une silhouette sombre sur le tapis blanc immaculé. Une forme allongée. S’agirait-il d’un animal ? Elle s’approche tout doucement, pas très rassurée, car d’après Ernestine, juste avant que celle-ci ne passe de vie à trépas, un loup se serait échappé d’un zoo tout près d’ici. Serait-ce lui ? Se serait-il tapi là en attendant qu’elle arrive jusqu’à lui ? Rosalie chasse aussitôt cette pensée apeurée. « Si c’était vraiment un loup, il ne se serait pas placé à cet endroit, bien en évidence, il se serait posté derrière ce bosquet un peu plus loin, par exemple, pour que je ne puisse pas le remarquer », se dit-elle. Rosalie s’approche encore. Très vite, elle constate qu’il ne s’agit pas d’un animal, mais d’un corps humain.

Arrivée à sa hauteur, elle se penche au-dessus de lui. Il a les yeux à demi-fermés, et il respire. Difficilement, de toute évidence, mais il respire.

— Ça va, Monsieur ? Qu’est-ce qui vous arrive ? lui demande Rosalie d’une voix compatissante.

— S’il… vous plaît… réussit à marmonner l’homme, dont les cheveux et les sourcils sont déjà parsemés de blanc. Prenez… mon… téléphone… dans ma poche…appelez les secours. Je suis… cardiaque.

Rosalie, qui jusque là réussissait très bien à se contrôler, commence un peu à paniquer. « Son téléphone ? Dans sa poche ? Oh là, là… mais je ne sais pas me servir de ça, moi…en même temps… si je n’appelle pas très vite les secours… cet homme va peut-être mourir… »

— S’il vous plaîtrépète l’homme. fait-il en désignant sa poche droite. 

Comme si cela pouvait l’aider à y voir plus clair, au sens propre comme au sens figuré, Rosalie ôte la capuche bien chaude qui la protégeait du froid, pour mieux se concentrer sur le petit appareil dont elle vient de se saisir dans la poche de l’homme, et qu’elle tient maintenant bien serré au creux de ses mains. Ce dernier la fixe à présent de ses yeux grands ouverts. Il fronce les sourcils en la regardant. Il a l’air surpris. Du coup, Rosalie aussi. « On ne choisit pas son sauveur, il faudra faire avec », s’adresse-t-elle à lui en son for intérieur, non sans une certaine amertume. « Vous auriez sûrement préféré être secouru par une personne bien comme il faut, mais voilà, il faudra vous contenter de la SDF que je suis.»

La voix encore plus étonnée de l’homme interrompt Rosalie dans ses pensées amères :

— Ro…sa…lie ???

« Comment cet homme connaît-il mon prénom ? s’étonne-t-elle. Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? » Elle se met alors à scruter plus attentivement le visage de l’inconnu. « Mon Dieu…non… c’est pas possible… »

— Louis ?

— Oui… 5.9.2.3.

— Quoi ?

— 5.9.2.3. C’est… le code…de déver…rouillage… du… télé…phone.

« Ah oui, oui, le téléphone… oui, ça urge, il faut que j’appelle les secours, on verra le reste plus tard, » se dit Rosalie en reprenant ses esprits. Son visage est à présent plus blanc que le paysage tout autour, tant la découverte qu’elle vient de faire l’a secouée. Mais l’urgence c’est d’appeler les secours. Elle fixe son regard sur l’écran du téléphone. Il est tout noir. « Bon, voyons voir ce truc… » Elle pose son doigt dessus. Rien ne se passe.

— Je ne sais pas m’en servir… avoue-t-elle d’un air gêné.

— Il faut… appuyer… sur le bouton…sur le côté…

— D’accord. Voilà.

— Ensuite… le code.

« Ça doit être là », se dit-elle en posant un doigt sur la ligne qui vient de s’afficher. Puis apparaît un tableau avec des lettres et des chiffres. De son doigt le moins engourdi, elle tape les 4 chiffres. Aussitôt apparaissent de nouveaux éléments.

— Maintenant…appuie… sur… « appel d’urgence ». Vite…

Rosalie s’exécute, de plus en plus nerveuse. Va-t-elle réussir à aider Louis ? « Pourvu qu’il ne meure pas…Il a les yeux fermés, maintenant, c’est pas bon signe, ça… »

 

   Une fourgonnette de pompiers arrive heureusement cinq minutes plus tard. Par chance, la caserne se trouve à proximité.

— Vous connaissez ce monsieur ? lui demande l’un des pompiers, pendant que deux autres sont en train de prendre en charge la victime à présent inconsciente.

— Oui, c’est mon frère, répond-elle d’une voix brisée par l’émotion.

L’homme la scrute alors attentivement, l’air surpris. « Il est certain que ce que je viens de répondre a de quoi en étonner plus d’un, se dit-elle. Comment un homme à l’allure aussi distinguée, en complet-veston sous son pardessus de marque pourrait-il être mon frère ? »

Mais le pompier se contente de la questionner, d’une voix professionnelle autant qu’empathique :

— Votre frère souffre-t-il d’une pathologie ?

— Il est cardiaque.

— C’est-à-dire ? Plus précisément ?

— Je ne sais pas… c’est ce qu’il vient de me dire…répond Rosalie, au bord des larmes.

— Ne vous inquiétez pas, Madame, il va s’en sortir. Nous ne sommes pas loin des urgences, il sera pris en charge et tout ira bien. Vous pouvez l’y accompagner, si vous voulez.

L’y accompagner ? Rosalie se sent complètement perdue, tout à coup. Si elle s’attendait à ce qui est en train de lui arriver !

— Oui… oui… d’accord… je vais l’accompagner. Merci…

 

 

 Rosalie est à présent assise dans une salle d’attente des urgences, pendant que Louis est au bloc opératoire. Elle se sent perdue, se demande ce qu’elle fait là. La salle est pleine. Quelques personnes sont debout, qui lui lancent de temps à autre des regards incendiaires. Pourtant, il reste deux sièges vides : l’un juste à sa droite, l’autre à sa gauche. Elle devine pourquoi, alors elle se lève et se dirige d’un pas rapide vers les toilettes, indiquées par une pancarte accrochée au mur. Depuis combien de temps n’est-elle pas passée au bains-douches ? Ou simplement aux w.-c. d’un grand magasin pour une petite toilette intime. Il est vrai que ces derniers temps elle s’est un peu laissé aller. Est-ce dû au froid ? À la fatigue ? À cette période des fêtes pendant laquelle elle ressent plus que jamais sa différence ? Qu’a-t-elle en commun avec tous ces gens qui s’affairent en tous sens pour préparer une belle fête de Noël à leurs proches ? Des gens qui n’hésitent pas à dépenser les économies d’une année entière en cadeaux, nourriture, vêtements, pour une seule soirée de réveillon enluminée. Elle, Rosalie, se voit à des années-lumière du commun des mortels. Elle se sent appartenir à un autre monde. Et il y a fort à parier qu’aux yeux des autres, et particulièrement de toutes ces personnes en train d’attendre des nouvelles de leurs proches, elle apparaît comme une espèce d’extra-terrestre. « N’est-ce pas ce que je suis pour eux, s’interroge Rosalie, le cœur serré, une extra-terrestre ? » Non pas dans le sens mystérieux et captivant du terme, comme c’est le cas lorsqu’on imagine une personne venue d’une autre planète, mais dans ce sens beaucoup plus péjoratif qui voue au rebut un être différent de tous les autres. Rosalie l’a bien senti, il y a quelques instants, dans le regard de tous ces gens pourtant préoccupés par les blessures ou la maladie de l’un de leurs proches. Elle a vu leurs regards méprisants et leurs mines dégoûtées. Elle ne leur en veut pas, il est probable qu’elle aussi aurait réagi de la même façon à leur place. D’ailleurs, ne se laissa-t-elle pas elle-même aller, quelque jour, à un tel réflexe de rejet, du temps où elle avait un travail et un toit sur la tête ? On ne se rend pas compte, quand tout va bien, de l’importance d’un morceau de savon, et surtout de la nécessité de vouloir s’en servir. La volonté…À quoi ça sert pour moi d’en avoir, à présent ? se demande Rosalie. Quelles sottises, tout ça !

 

   Pourtant, présentement, sa volonté vient bel et bien d’être réveillée dans les regards hostiles des gens autour d’elle. Est-ce parce qu’elle se trouve dans un hôpital ? Que la lumière y est plus intense qu’ailleurs ? Que tout, en cet endroit, semble aseptisé, désinfecté, débarrassé de toutes sortes de bactéries ? Ou bien est-ce parce qu’elle vient d’y accompagner son frère ? Rosalie qui d’habitude ne se préoccupe guère de l’opinion des autres, a envie, ce jour-là, de leur rappeler à tous qu’elle est un être humain comme eux. Digne d’attention et de respect. Après tout, ne vient-elle pas peut-être de sauver un être humain ?

 

   Rosalie se dirige vers les toilettes d’un pas décidé, puis, une fois passée la porte, choisit délibérément l’espace réservé aux handicapés. « Après tout, ne suis-je pas une espèce d’handicapée de la vie, moi aussi ? » se dit-elle. Et puis surtout, la pièce est plus large, elle aura plus de place pour faire ce qu’elle a à y faire. Elle sort une savonnette de sous l’épaisseur de ses quatre vêtements, qu’elle pose ensuite sur le rebord du lavabo. Puis elle enlève un à un chacun de ceux-ci, et commence une toilette méticuleuse, en insistant bien sur les endroits stratégiques vraisemblablement responsables des mines dégoûtées de ses concitoyens.

 

   Sa toilette terminée, elle entreprend ensuite de démêler ses cheveux, lesquels, eux non plus, n’ont pas reçu la visite d’un peigne depuis fort longtemps. Elle ne peut pas les laver ici, alors il va bien falloir se débrouiller autrement pour les rendre à peu près présentables. Elle fouille avec fébrilité toutes les poches de ses vêtements superposés, et finit par y trouver cet élastique qu’elle se souvient d’avoir mis de côté avant-hier, après l’avoir détaché de deux boîtes de sardines reçues à la Croix-Rouge. Elle attache ses cheveux gris, coiffe un peu ses sourcils hirsutes, passe sa main sur son front et ses joues, comme par réflexe d’un autre temps, celui où elle les enduisait de crème, puis de fond de teint, avant de se maquiller les yeux et la bouche, puis de prendre joyeusement le chemin de son travail. Elle remet une partie de ses vêtements, les plus présentables, range les autres dans son sac à dos, puis jette un dernier regard dans le miroir pour constater le résultat. « Voilà, c’est quand même un peu mieux », se dit-elle. Elle lève ses deux bras pour humer ses aisselles, puis, rassurée, ressort enfin des toilettes, sac à l’épaule et manteau sur le bras.

 

   Elle se dirige ensuite vers la salle d’attente. Une aide-soignante est venue lui dire tout à l’heure que c’est là qu’elle doit patienter et qu’on viendra lui donner des nouvelles de son frère dès que possible, alors, docile, elle patientera. Bien qu’elle se demande toujours ce qu’elle fait là, et s'il ne serait pas préférable de quitter au plus vite cet endroit hostile.

 

   Elle s’apprête à s’asseoir sur l’un des sièges libres lorsque tout à coup, elle perçoit dans son champ de vision un regard fixé sur elle. Elle relève la tête pour en savoir plus, et là, reste figée. Avant qu’elle ait le temps de prononcer un seul mot, l’homme en train de la scruter attentivement s’exclame d’un air tout aussi surpris :

— Rosalie ??? C’est bien toi, Rosalie ? Mais qu’est-ce que tu fais là ? Comment tu as su… ?

— Mon Dieu ! Rosalie ? répète une autre voix, féminine, celle-là. C’est pas croyable ! Mais où étais-tu ? On t’a cherché partout ! 

Rosalie en reste médusée. Elle n’en revient pas. Elle vient de reconnaître Jean, Jeanne et Sylvie, la plus timide de ses quatre frères et sœurs, et qui l’est toujours, apparemment, puisque c’est la seule à ne pas s’être exprimée. Tout cela sous les yeux curieux de toutes les personnes présentes dans la salle d’attente. Elle-même en reste sans voix. Ne trouve rien à leur répondre. Comment expliquer dix ans d’absence en quelques minutes ?

Les trois frères et sœurs de Rosalie sont maintenant autour d’elle.

— Tu es toute pâle, assieds-toi, lui conseille Jeanne.

La personne assise à côté d’elle propose gentiment d’échanger son siège avec celui que cette dernière vient de quitter, afin que frères et sœurs puissent être assis ensemble. Une autre suit son exemple. Ils sont donc à présent installés les uns à côté des autres, à part Jean qui est resté debout.

— Comment as-tu su pour Louis ? C’est incroyable de te retrouver ici ! s’émerveille Jeanne, qui semble avoir complètement oublié la raison de leur présence à tous dans cet hôpital.

— Il paraît que c’est une SDF qui l’a trouvé à moitié mort dans la neige, intervient Jean.

— Il est passé par une belle porte, remarque Sylvie. Mais il s’en sortira. Il s’en sort toujours.

— Oui, c’est incroyable, renchérit Jeanne. Tu sais que c’est son cinquième infarctus ? Et ça lui arrive toujours dans des endroits improbables. Je me demande s’il n’a pas un ange gardien super entraîné, parce qu’au final il s’en sort toujours. Hein Hélène ?

Rosalie tourne la tête en direction de la personne à laquelle est en train de s’adresser sa sœur. Une femme à peu près de son âge, selon toute apparence, accompagnée d’une autre, plus jeune, et de deux adolescents : l’épouse de Louis, sa fille Julia, et ses deux petits-fils.

— Je suis si heureuse de vous voir tous, finit par dire Rosalie, émue au-delà du possible.

— Et nous, alors ! Tu sais, ça fait des années qu’on te recherche. On a même engagé un détective privé pour ça, fait Jean. Mais où étais-tu donc passée pendant tout ce temps ?

Rosalie n’en revient pas. L’émotion lui serre la gorge et lui coupe les jambes.

— Alors, les interrompt Jeanne, tu ne nous as pas encore dit comment tu as su pour Louis.

— Ce serait trop long à vous expliquer, répond Rosalie au bord des larmes. Elle ne veut pas leur dire ici, devant tous ces étrangers, que c’est elle la SDF qui a sauvé leur frère de la mort.

— On va d’abord attendre de savoir que Louis est sauvé d’affaire, puis je vous raconterai tout, d’accord ?

— Comme tu veux, répond Jean en souriant, mais en tout cas, nous, on ne te lâche plus.

 

   Pour Rosalie, toute cette histoire est hallucinante. Elle a l’impression de vivre un rêve. Elle n’arrive pas à croire qu’elle en train de parler avec ses frères et sœurs en ce moment. Et puis, leur attitude la surprend tout de même un peu. Ils n’ont pas l’air inquiets, c’est comme s’ils avaient l’habitude de venir ici pour attendre des nouvelles de leur frère.

 Comme s’il lisait dans ses pensées, Jean lui dit :

— Tu dois trouver bizarre qu’on ne soit pas plus inquiets pour Louis, tu penses peut-être qu’on prend les choses un peu trop à la légère. Mais tu vois, ça fait déjà quelque temps qu’il nous fait régulièrement le même coup, à chaque fois de façon étrange, et au final il s’en sort toujours. Alors quand on a su qu’il avait été secouru par une SDF qui passait par là, alors qu’il n’y avait plus personne dans le parc, on s’est tous dit instantanément : il va s’en sortir. C’est un dur à cuire, Louis. Rappelle-toi, il l’a toujours été. Tu te souviens la fois où il est tombé du haut d’une échelle et où il n’a pas eu une seule égratignure ? Et celle où il a failli se noyer ? Sans compter toutes les fois où il est revenu à la maison les bras et les jambes criblés de coups, de bosses et de griffures en tous genres parce qu’il ne trouvait rien de plus amusant dans la vie que d’enjamber les fils barbelés.

— Oui, je me rappelle, fait Rosalie en souriant, c’est vrai que c’était un casse-cou.

— Eh oui, et le voilà de nouveau sur le billard ! T’en fais pas, va, il va s’en sortir, ton homme, ajoute-t-il en se tournant vers Hélène, laquelle, visiblement, n’est pas aussi confiante, mais semble au contraire, beaucoup plus inquiète.  

 

   Rosalie se pince pour être bien sûre qu’elle ne rêve pas, qu’elle se trouve bien là, dans cette salle d’attente des urgences, en train de discuter avec ses frères et sœurs, comme si de rien n’était. Presque comme s’ils s’étaient quittés la veille. Au moment où lui vient cette pensée, Jean revient à la charge en lui demandant où elle était pendant toutes ces années, ce qu’elle a fait, pourquoi elle ne leur a donné aucune nouvelle…

Pendant quelques secondes, elle hésite. Elle se demande si elle va oser leur dire. Comment leur expliquer en quelques minutes plusieurs années de galère ? Puis, elle se dit qu’après tout, au point où elle en est, et vu la situation abracadabrantesque dans laquelle elle se trouve déjà, elle n’est plus à une incongruité près. Alors elle leur dit tout. Tout en le faisant, elle se rend compte que cinq minutes, c’est beaucoup plus qu’il n’en faut, finalement, puisque son activité principale durant toutes ces années s’est résumée à chercher au quotidien comment se nourrir, s’habiller, se loger, et où se rendre pour se procurer le minimum nécessaire, après avoir perdu toute sa vie d’un claquement de doigts.

 

   Les quatre paires d’yeux de ses frères et sœurs sont fixées sur elle. Celui de Jean est brillant de larmes contenues, pendant que Jeanne et Sylvie laissent couler les leurs. Ils viennent d’apprendre que la SDF qui vient de sauver leur père n’est autre que leur sœur qu’ils recherchent depuis si longtemps. C’est Jean qui, le premier va poser son bras sur les épaules de Rosalie, tandis que Jeanne, assise à sa droite lui prend doucement la main et l’entoure des siennes, et que Sylvie pose sa tête sur son épaule. Ils vont rester ainsi pendant de longues secondes, silencieux. Tous ont la gorge nouée par l’émotion. Au regard des autres visiteurs qui attendent, eux aussi, des nouvelles d’un proche malade ou accidenté, ils ne sont rien de plus que les membres d’une famille comme un autre, en train de se réconforter mutuellement. Ils ne peuvent pas savoir qu’en cet instant se joue la fin d’un drame long de plusieurs années.

 

 

   Après quatre heures d’attente, on vient les prévenir que l’opération de Louis s’est bien passée et que le patient se trouve maintenant dans sa chambre. Il va pouvoir recevoir des visites, lesquelles devront cependant être espacées. Deux visiteurs à la fois, au maximum.

— Hélène, à toi l’honneur, évidemment, annonce Jean.

— Merci, Jean, répond cette dernière.

— Tu peux y aller avec Julia, puis Tom et Mathis entreront à tour de rôle avec deux d’entre nous, si tu veux.

— Je te remercie, mais je viens d’en parler avec Julia, justement, et j’ai une bien meilleure idée, n’est-ce pas, ma chérie ?

Julia opine de la tête aussitôt.

— Je crois que Rosalie a bien mérité d’être la première d’entre nous à entrer dans la chambre. Après ce qu’elle a fait pour Louis…

— Tout à fait d’accord, dit Jeanne.

— Exactement, renchérit Sylvie.

Rosalie est rouge de confusion et d’émotion mêlée. Elle n’arrive pas à y croire. Tant de solitude et d’angoisse pendant tellement d’années, et tout à coup toute cette sollicitude, cette tendresse, cet amour… C’en est trop pour elle. Beaucoup trop d’un seul coup. Elle fond en larmes. Il semble que tout son corps soit en cet instant en train de tout relâcher : sa vie, ses angoisses, ses chagrins, sa solitude… Elle ne cherche même pas à se retenir de se répandre ainsi, elle se laisse aller. Pour une fois, elle se laisse aller.

— On non, ma Rosalie, non… ne pleure pas… tout va bien aller maintenant, on est là, la réconforte Hélène. Allez viens, lui dit-elle en lui tendant la main, allons retrouver Louis.

Dès que Rosalie entre dans la chambre, l’émotion l’étrangle de nouveau. Elle ne sent plus ses jambes. C’était une chose de sauver son frère allongé dans la neige, à ce moment-là, elle avait dû agir dans l’urgence, elle n’avait pas eu le temps de s’interroger, mais à présent c’en est une autre…

 

   Louis a les yeux ouverts. Malgré tous les tuyaux qui l’entourent de partout, il a le sourire. C’est un sourire fatigué dans un visage aux traits tirés, mais c’est un sourire, lequel vient de s’installer immédiatement sur son visage au moment même où il a vu entrer Rosalie. Hélène s’approche plus près du lit, avance le siège qui se trouve à sa droite, s’y installe et prend la main de son mari dans la sienne, tout en lui adressant, elle aussi, le plus lumineux des sourires. Louis tapote doucement le drap sous ses doigts en invitant Rosalie à s’approcher de l’autre côté.

— Assieds-toi près de moi, Rosalie, lui dit-il d’une voix émue. Merci… Je suis si heureux de te voir ! Si heureux de t’avoir retrouvée… et tellement ému de savoir que c’est toi qui m’a sauvé la vie. Merci…

Les joues pleines de larmes, Rosalie répond dans un sanglot :

— Moi aussi, Louis, moi aussi…

— Tu nous as encore joué un de tes tours dont tu as le secret, intervient Hélène pour ramener un peu de légèreté dans cette atmosphère selon elle un peu trop chargée d’émotion.

Louis sourit.

— Tu me connais, je ne sais pas quoi faire pour me faire remarquer. Tout ça, c’est pour que vous n’oubliiez pas que j’existe, répond-il.

— Ah ça, on ne risque pas de l’oublier ! s’exclame Hélène en riant. Mon chéri… tu es unique…

— Merci, mon amour. Bon… pour parler d’autre chose… finalement, qu’est-ce que vous avez décidé pour Noël ? Vous vous êtes mis d’accord ?

— Oui, Je venais justement d’appeler Jeanne quand on m’a prévenu que tu avais fait un nouvel infarctus. Ça se fera chez nous.

— Parfait. Avec toi, Rosalie, bien entendu. D’ailleurs, à partir d’aujourd’hui, tu habites chez nous. Tu es d’accord, Hélène ?

— Bien sûr ! La question ne se pose même pas.

Rosalie est toute blanche, cette fois. Blanche de toute cette émotion en train de la submerger.

— Nous allons t’aider à quitter cette vie que tu ne mérites pas et à te réinsérer dans celle que tu mérites. Nous allons rattraper ensemble toutes ces années perdues… Tu veux bien nous faire confiance, Rosalie ?

Rosalie ne trouve pas la force de répondre, mais elle opine vigoureusement de la tête en signe d’assentiment.

 

 

   Ce jour de l’accident cardiaque de Louis signera celui d’un nouveau départ dans la vie pour Rosalie, et son Noël de cette année-là, totalement inespéré, restera pour toujours le plus beau de toute sa vie. Elle a maintenant sa chambre à l’étage d’une belle villa, avec vue sur parc arboré, et un balcon, sur le rebord duquel ses amis les oiseaux viennent tous les jours lui rendre visite en fanfare, pour son plus grand plaisir et celui de tous. 



10/11/2021
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